[Gardien 9:42] Les sentiers sinueux de la vie mènent tous au Vhenadahl [PV Harlan]

Je jette un œil à la missive. Rien ne laisse présager un quelconque traquenard, mais un peu de prudence ne fait pas de mal. Notre présence dans le bas-cloître demeure récente, et ne « s’officialise » que ces derniers jours. Un soudain contact d’une personne extérieure s’avère suspect à mes yeux, même si les codes sont respectés. Étourneau. Le nom ne me choque pas, ayant pris l’habitude de cette tactique venue d’Orlaïs. Toutefois, il n’est pas dans mes habitudes d’accorder ma confiance aveuglément au premier passant, sous prétexte qu’il m’envoie une jolie lettre. Et même si Gallard veut croire à une réunion somme toute normale, il sait aussi que la prudence a assuré la réussite de la Coterie. Un brin de méfiance permet de louvoyer avec le danger, de le déceler avant qu’il ne nous explose au visage et de le contrer.





Je hoche la tête. Gallard et Rinn ont acquis ma confiance au fil des années passées au sein de la Coterie, en particulier le premier. Ce vieil elfe parfois acariâtre, ou sadique selon son humeur du jour, m’a recrutée dans le réseau criminel, et a suivi mon évolution. Il m’a encouragée à prendre les devants, et a même fini par me soutenir dans mon ascension. Gallard n’a jamais été intéressé par le pouvoir, ou par le contrôle total de la Coterie ; son rôle de bras gauche lui convient à merveille. Il me conseille dans l’ombre, continue à gérer les paris et les dettes, et parfois s’occupe-t-il du recrutement.



Je brûle la missive dans le braséro, puis abandonne mes quartiers, Gallard sur mes talons. Nous passons par des galeries inconnues de la plupart des membres de la Coterie pour plus de discrétion – j’ai toujours pris soin d’entretenir le secret autour d’Harlan, ce qui amuse beaucoup Lorcan. Aux yeux de tous, je reste Bryn, une membre de la Coterie proche de Gallard, sans doute à cause de nos oreilles. Les gens ne savent pas vraiment, car nous n’expliquons pas notre amitié. Les plus anciens savent qu’elle est survenue comme ça, au fil des soirées passées à l’Auberge du Pendu autour d’une choppe. Gallard garde toujours un œil sur ses recrues.



Sombrerue est plutôt calme. Les pouilleux dorment à même le sol, parfois adossés contre la roche des murs. Ils se serrent les uns contre les autres, enserrent leurs enfants contre eux. Les maisonnées du bas-cloître sont certes délabrées, mais elles offrent un meilleur confort que les galeries souterraines de Kirkwall.



J’esquisse un sourire. Tipsy traîne sans doute du côté de la Rose en Fleur, comme à son habitude, mais je n’ai rien à lui dire tant qu’il effectue son travail. Il a repéré quelques Templiers susceptibles de se laisser appâter par des rations supplémentaires de lyrium en échange de renseignements ou de petites faveurs occasionnelles. Le départ soudain de Paxley nous a mis un coup, mais je ne baisse pas les bras. Tôt ou tard, nous trouverons un remplaçant à cet idiot qui a préféré participer aux conflits du sud. En attendant, nous nous contentons de corruptions partielles, lors d’occasions précises pour éviter de trop attirer l’attention sur nous. Aveline se donnerait un trop grand plaisir à nous attraper.




Aucun bâton n’ornera mon dos cette nuit. Je conserve seulement la dague que Gallard m’a offerte des années plus tôt sous mes frusques marron et crème. Les cheveux tressés, je me présenterai comme une femme, sous les airs de Bryn, ou plutôt de Moineau. Et Bryn, jeune elfe du bas-cloître de Kirkwall qui travaille sur les docks, ne maîtrise pas la magie.

Toutefois, je sais que Lorcan s’est assuré qu’un bâton se trouverait dans une cache du bas-cloître en cas de pépin. Il ne peut s’empêcher de veiller sur moi, même lorsque mes affaires ne concernent pas la Coterie. Pas directement, en tout cas. Je ne peux m’empêcher de penser que diversifier nos activités légales seraient profitables, en particulier notre « charité ». Si nous aidons à rénover les maisonnées du bas-cloître, que nous fournissons des vivres, voire un meilleur abri aux pouilleux de Sombrerue, notre réputation s’en améliorerait. Et le jour où la garde civile menacera la Coterie, la Basseville montrera les dents pour défendre la main qui les aide depuis des semaines.

On a beau dire, mais cet apostat, Anders, avait compris ce schéma. A soigner les nécessiteux dans sa clinique sans rien demander en échange, personne ne l’a dénoncé aux Templiers malgré son apostasie. Son intelligence s’est néanmoins arrêtée là, puisqu’il a cru que faire sauter la Chantrie était une excellente idée.

Dans les prochaines semaines, je compte réfléchir à ce plan de grande envergure. Je doute que Gallard s’oppose à s’investir dans le bas-cloître, et Lorcan me trouvera toujours plus audacieuse que le jour précédent.

Nous arrivons enfin au bas-cloître, et Gallard s’éclipse sur les toits. Nous avons convenu de nous séparer le temps de vérifier l’identité d’Étourneau, en cas de pépin. Étant la personne qui a reçu la missive, je me place sous le vhenadahl, les sens aux aguets pour parer à toute éventualité.

Des pas légers, presque inaudibles, me parviennent au bon d’un moment, accompagnés par des pas plus saccadés – un animal, sans doute. Je redresse la tête, fixe l’entrée du bas-cloître pour déceler la personne qui s’accroche. En dépit de l’obscurité, je discerne la silhouette d’un chien et d’une jeune femme, les mains apparentes pour ne pas paraître menaçante. Est-ce Étourneau ? J’ai comme un doute lorsque mon surnom d’apostat résonne soudain. Je m’apprête aussitôt à dégainer ma dague, lorsqu’un poids me percute et m’étreint avec force. Je reste stupéfaite un instant. Seul le ululement d’une chevêchette me remet les pieds sur terre, mais je ne réponds pas – je ne détecte pas de danger imminent, Gallard n’a pas besoin de passer à l’action.



Avec cette étreinte, j’ai reconnu la jeune Nolis, une apostate à qui j’ai appris les rudiments de la magie de feu des années plus tôt – avant sa soudaine disparition de Kirkwall. Son frère Sothos a manqué de virer dingue à cette époque.

Je hoche la tête au nom de Moineau, puis je lui fais signe de me suivre vers une petite maisonnée, non loin de celle de Merrill. Nous avons beau être au milieu de la nuit, il n’est guère dans mes habitudes d’aborder des sujets importants sur une place, à la vue de tous.

A peine sommes-nous devant la porte que Gallard descend des toits pour atterrir à mes côtés. Il jette un regard à Nolis – Étourneau, dans cette situation, comme le laisse entendre ses cheveux noués par un foulard noir – mais s’abstient de tout commentaire.

Une fois la porte ouverte, j’invite Nolis à entrer et à prendre place sur une des chaises. Gallard referme derrière nous, et allume ensuite le braséro pour éclairer la cahute.



J’esquisse un sourire. Je ne tiens pas non plus à l’effrayer. Nolis a toujours été une jeune femme sympathique et remarquable, et je doute que cela ait changé.



Je me retiens de rire. Gallard ne sait pas se tenir.



Il hausse les épaules, puis retourne s’occuper du braséro.



C’est bien ce détail qui m’interpelle le plus. Je pensais que Sothos m’aurait avertie du retour de sa petite sœur, à moins qu’il ne soit pas au courant ? Voilà qui est louche – et je ne suis pas la seule à le penser. Gallard revient vers nous, les sourcils froncés. Ses yeux de fouine inspectent Nolis.

  

Nolis n’a guère changé, en dehors de la présence d’un mabari à ses côtés. Elle reste cette jeune femme sympathique et enthousiaste à qui j’ai enseigné les bases de la magie, mais souvent en proie à ses émotions qu’elle ne contrôle pas. La peur et l’angoisse la malmènent avec facilité – et de toute évidence, c’est encore le cas dix ans plus tard. Je ne suis pas connue pour ma délicatesse ou ma diplomatie. J’ai tendance à énoncer les faits tels qu’ils sont, sans fioriture – à moins que je ne décide de manipuler mon interlocuteur, auquel cas je fais davantage attention à mes paroles. Mais face à Nolis ? Je ne me perds pas dans les ramifications complexes de la manipulation. Je la connais, je sais comment elle agit – et son attitude me confirme que dix ans n’ont pas suffi à rendre obsolètes mes connaissances.

J’ignore ce qu’il est advenu de Nolis ces dernières années, mais elle ferait mieux de s’endurcir. Elle ne peut guère s’effondrer et pleurer à la moindre occasion, ou dès qu’il est question de sa famille. Tôt ou tard, cela se retournera contre elle. Une personne malintentionnée se servirait de ce genre d’informations sans la moindre vergogne afin de la faire plier. Si je ne la connaissais pas, je pourrais totalement être cette personne. Je cerne mes cibles, étudie leurs faiblesses afin de les faire craquer. Il est rare que je laisse quelque chose au hasard, en particulier lorsque cela est vital pour la Coterie ou pour mon maintien en tant qu’Harlan. Je n’ai jamais hésité à me comporter comme la pire des enflures par le passé, et je ne compte pas commencer à hésiter aujourd’hui.

Toutefois, Nolis n’est guère une cible. Elle s’est présentée sous le nom d’Étourneau, ce qui la désigne comme une alliée de Moineau et de Chevêchette. Difficile dans ces circonstances de la menacer, à moins qu’elle ne nous trahisse ou qu’elle ne commette des erreurs monumentales. Et pour lui avoir enseigné la magie, je doute que cela soit de son genre.



Je réprime un sourire alors que Gallard manifeste toute la tendresse dont il est capable. Je ne m’attarde cependant pas là-dessus.



J’arque un sourcil dubitatif. Sothos ne crie pas sa présence sur tous les toits de Kirkwall, certes, mais il n’est pas non plus très difficile à trouver pour qui sait chercher. Quand il ne boit pas, il passe la majeure partie de son temps à œuvrer pour la Coterie, et son efficacité est très appréciable. Je le place souvent sur des missions d’importance, et je suis rarement déçue. Il a vite compris où était sa place au sein de la Coterie, et ne cherche pas à s’arroger de nouvelles parts du business ; pas comme Eddie Quatre-Doigts qui me sortait par les yeux. Cet idiot a longtemps cumulé les erreurs de jugement et les tentatives pour grimper les échelons en « toute discrétion ». J’ai attendu l’erreur fatale, celle qui l’a condamné pour de bon, et j’ai éliminé ce sale cancrelat qui



Je ne prends pas la peine de mentionner l’alcool. Nolis s’en rendra bien compte par elle-même, et j’ai besoin qu’elle reste concentrée sur la raison de sa présence ici. Pas la peine de remuer le couteau dans la plaie de ses emmerdes familiales. Je lui apporte seulement une précision, avant qu’elle ne me la demande.



Et à dire vrai, je m’en moque pas mal. Je ne compte pas régler tous les problèmes familiaux de Kirkwall ; gérer la Coterie est déjà assez complexe comme ça, en particulier en ce moment, et je doute que cela s’apaise avant plusieurs semaines. Même si je ne sais guère encore ce qui nous attend, je me prépare pour parer à toute éventualité. Une Chantrie qui explose et un Chevalier-Capitaine complètement barge n’ont pas suffi à avoir raison de la Coterie, et je compte bien faire en sorte que cela ne change pas.

A côté de moi, Gallard me laisse gérer l’échange. Il a bien compris que je connais Étourneau, et que je suis donc la mieux placée pour discuter avec elle. Il se contente de nous observer, avec plus ou moins d’insistance. Même s’il n’en donne pas l’air, je sais qu’il réfléchit, analyse et tire des conclusions. Cet elfe aux yeux de fouine et à l’hygiène douteuse est sans doute l’un des membres les plus retors de la Coterie. Si la nécessite se présente, il me fera part de ses remarques.



Je pose mon regard sur Nolis. Je me retiens de lever les yeux au ciel. J’ignore pourquoi elle a soudainement disparu, mais sa question ne laisse guère de doutes quant aux conséquences.



Je suis mage du sang. Même si je ne pactise pas avec les démons, je n’ai aucun scrupule à user de cette magie interdite. Et même sans cette dernière, je torture mes ennemis avec des illusions. J’aspire leur énergie vitale grâce à l’entropie. Et Nolis s’inquiète de ma réaction face à sa magie ? C’est plus que s’endurcir qu’elle doit faire, c’est gagner en confiance. Là, elle fonce droit dans le mur.

Nolis est sensible. Elle prend la mouche sur les critiques qui la concernent. Elle les prend à cœur, au lieu de laisser couler et de rétorquer avec un sourire et une pointe de cynisme. Je manque de soupirer. Elle ne se montre pas très intelligente sur ce coup-là. Les raisons de sa disparition de Kirkwall, puis les années qui ont suivi, l’ont marquée, et elle peine à tourner la page. Elle reste prisonnière du passé, les yeux rivés sur les dangers qui l’entourent et qui la menacent, alors qu’elle devrait chercher à s’en affranchir pour aller de l’avant. Ce n’est pas avec des chaînes qui entravent ses poignets qu’elle trouvera la force d’affronter l’avenir. A quoi s’attend-elle, exactement ? Les œillères n’empêchent pas de commettre des erreurs. Ne pas accepter la critique, c’est comme se passer la corde au cou.

Je jette un regard à Gallard. Toute cette discussion le dépasse. Il continue d’analyser les paroles d’Etourneau, au cas où, mais il s’en contrefout. Il aimerait plutôt rejoindre l’Auberge du Pendu et boire une bonne pinte autour d’une table de Grâce Perfide. Parfois, il grince des dents, signe qu’il contient son exaspération et son cynisme. Il n’aime pas les jérémiades. Si l’aruspice ne se reprend pas, il finira tôt ou tard par lui proposer de lui couper les oreilles, pour lui donner une raison de se plaindre.

Gallard est toujours d’une grande classe.

Je ne sais par quelle patience je laisse Nolis vider son sac. Je ne l’écoute même pas. Je me moque bien de connaître les détails de son existence. Je m’en contrefiche. Je n’y accorde pas d’intérêt. Je suis mage du sang, depuis des années. Je n’ai pas à juger les autres, à moins qu’ils fassent de la merde et portent préjudice à la Coterie. Autrement, je laisse couler. Je ne tiens pas à les emprisonner dans un carcan d’exigences en tout genre.

Le cas d’Étourneau est encore différent, puisqu’elle n’appartient même pas à la Coterie – contrairement à son frère, Sothos. Elle est là pour le bas-cloître, parce qu’elle doit voir Moineau. Pas Bryn ou Murmure, et encore moins Harlan. Ce soir, c’est une affaire d’elfes. Raison de plus pour passer à autre chose.

Je finis donc par la couper dans ses explications soporifiques.



La voix sèche, je ne laisse aucune place à la plaisanterie. Je regarde droit dans les yeux Nolis. Si elle espérait pouvoir récupérer un peu de sollicitude auprès de Murmure, elle se trompe lourdement. Murmure n’est pas une gentille. Murmure lui a appris comment survivre avec sa magie, rien de plus. Je reste pragmatique. Je conserve une certaine méfiance, aussi. J’ignore ce qu’il est advenu des Mille Voix, et si Nolis l’a croisée, possible qu’elle connaisse la fausse version de l’histoire. Foutu Eddie. Même mort, il continue de nous emmerder.



Même si Sothos m’a demandé d’entraîner sa sœur des années auparavant pour éviter qu’elle termine à la Potence, je n’aurais pas accepté si j’avais estimé une forte probabilité d’échec. Nolis ne m’était pas apparue comme un cas perdu d’avance, alors j’avais tenté ma chance, avec toute la pédagogie de Murmure – c’est-à-dire, aucune. Les années ont beau avoir passé, et on s’est perdues de vue, je doute que ce constat ait changé. Étourneau est bien plus capable qu’elle ne le pense, il faut juste qu’elle gagne de la confiance en elle. Une chance pour elle qu’elle ne soit pas membre de la Coterie ; elle aurait eu droit à des petits entraînements maison autrement.



Je ne compte pas remettre en question l’avis de Martin-Pêcheur, à moins qu’Étourneau commette une erreur majeure sous mes yeux. Même si j’adhère aux idées du mouvement, avoir un pied dans le réseau me permet surtout de savoir ce qu’il se trame dans les ombres de Kirkwall. Je ne tiens pas à me faire surprendre ; l’affaire de la Chantrie m’a suffi.



Cette fois, je guette avec attention la réaction de Nolis. Si elle a croisé sa sœur, et que cette dernière lui a fait part de la fausse version, nul doute qu’elle ne m’en parlera pas. Ou alors, elle s’emportera pour me reprocher le sort des Mille Voix. Je reste sur mes gardes, mais contre toute attente, Gallard éclaircit le quiproquo.



Il délaisse la fenêtre pour nous rejoindre. Il nous toise du regard. Quel sérieux. Il oublie Harlan pour me considérer comme son égale – ce que nous sommes, dans le réseau.



J’hoche la tête. Nous sommes là pour établir les derniers détails concernant notre présence dans le bas-cloître de Kirkwall. Le réseau s’installe en ces lieux, après plusieurs réussites du côté d’Orlaïs. Il est temps de s’étendre en dehors des frontières de l’empire orlésien.