Lever de soleil sur la Porte [PV. Belette]

— Rappelle-moi pourquoi j’ai décidé de te suivre ?

Belette gloussa sans accorder un regard à son partenaire. En contrebas, Sindawe râlait et maugréait contre le sable qui s’étendait à perte de vue. Il blâmait sans le penser sa camarade, la seule personne présente ici-bas pour écouter ses plaintes. Assis sur un rocher, il aiguisait un couteau pour s’occuper les mains, le temps que l’espionne redescendît de la falaise. Malgré le couvert de la nuit, elle avait grimpé le long de la roche à la force de ses mains, et sans aucune corde pour sécuriser son ascension. Belette aurait tout aussi bien pu s’appeler Ecureuil tant elle se mouvait avec aisance, sans prêter la moindre attention aux mètres qui la séparaient d’une chute périlleuse. A moitié en équilibre, elle contemplait la Porte du Ponant, vaste étendue sablonneuse et désertique.  C’était à se demander pourquoi deux agents de l’Inquisition ratissaient les environs.

— Tu veux pas descendre de là-haut, au lieu de jouer les équilibristes ?
— Quoi, t’as peur pour moi ?
— Je veux pas te ramasser à la petite cuillère surtout. Avec le sable et tout, ça serait une sacrée corvée. Et faudrait que je porte pour le chemin du retour si t’as pas crevé. Même pas en rêve.

Sindawe souffla de mécontentement, mais ses paroles ne firent que sourire Belette davantage. Pendant une autre poignée de minutes, elle resta juchée sur son perchoir pour observer les alentours avant de redescendre d’un pas leste. Ce petit tour ne lui avait pas appris grand-chose, si ce ne fût qu’ils poursuivaient leur chemin dans la bonne direction. Toutefois, elle n’avait repéré ni engeances, ni Adeptes, ce qui signifiait que leurs ennemis occupaient d’autres secteurs de la zone. Ou qu’ils se cachaient rudement bien. Cette seconde possibilité était à envisager avec sérieux. Après tout, elle n’avait pas non plus repéré les Gardes des Ombres, qu’elle savait pourtant dans le coin. Tous deux avaient rendez-vous avec le Commandeur-Garde Léopold de Haute Tour, qui collaborait avec l’Inquisition pour pacifier la zone. Le remboursement d’une dette qui remontait à l’an passé, lors des évènements de l’Inébranlable. Sale affaire. Belette avait participé à l’opération en tant qu’espionne, et la scène avait eu des airs de Kirkwall. Rien de très accueillant, donc. Une chance que cette bataille n’eût pas connu le même destin tragique que la cité marchéenne, ce qui était loin d’être évident.

Belette considérait les Gardes des Ombres avec indifférence. Elle n’avait jamais trop eu l’occasion de côtoyer cet ordre, même lorsqu’ils avaient résidé à Fort Céleste pendant près d’un mois. Les rumeurs ne l’intimidaient pas, mais elle n’avait guère eu l’occasion de tenter une approche. En même temps, elle passait son temps sur les routes pour enquêter sur les mouvements des lignes adverses. Rester à Fort Céleste des semaines durant ne l’intéressait pas, et Sindawe partageait le sentiment. Pour arrêter ce fou furieux de Corypheus – ou Coryphalus, comme l’appelait Sera, et Belette trouvait parfait ce surnom –, se tourner les pouces n’aiderait en rien.

Toujours fut-il que sa mission du jour la conduisait à travailler de concert avec des Gardes des Ombres. Ensemble, ils comptaient faire du repérage à la Porte du Ponant afin d’étudier les mouvements des engeances qui pullulaient, voire de découvrir leur point de sortie, et peut-être qu’ils remarqueraient aussi des agissements étranges de la part des Adeptes. Même si l’Inébranlable avait été détruite lors de la grande bataille menée par l’Inquisition quelques mois plus tôt, rien n’indiquait que les Adeptes avaient pris la poudre d’escampette dans le désert. Sans doute complotaient-ils à l’abri des regards pour se repaître avec la magie du sang. Qui savait ?

— T’as vu quelque chose au moins ?
— Du sable. Et encore du sable.

Sindawe essaya de lui coller une taloche derrière la tête tandis qu’elle gloussait de sa bêtise. Elle ne tarda toutefois pas à regagner son sérieux, même si ses lèvres esquissaient toujours un fin sourire amusé.

— On est plus très loin. J’ai aperçu ce qui ressemblerait à la grotte du rendez-vous. Et pas d’ennemis sur le chemin, à part peut-être une hyène insomniaque.
— Remettons-nous en route alors, avant que tu ne te décides à encore jouer les équilibristes.

L’éclaireur colla de force le sac de Belette entre ses bras, mais elle ne rechigna pas. Elle comprenait le message, bien qu’elle s’en amusât malgré tout. Son ami détestait arriver en retard à un rendez-vous, de surcroît lorsqu’il s’agissait d’une mission. Sindawe se montrait parfois trop sérieux, mais cela ne l’empêchait pas de supporter l’humour décalé de Belette.

Tous deux reprirent la route, aussi discrets que les ombres. Même si les ennemis ne rôdaient pas dans le coin, la prudence restait de mise pour éviter les mauvaises surprises. Quelques failles égaillaient aussi le désert, et Belette n’avait pas la moindre envie de manger du démon en guise de petit-déjeuner. Elle avait eu sa dose dans les Marches Solitaires, quand elle officiait comme éclaireuse dans la région. Depuis, plus elle se tenait éloignée des failles, mieux elle se portait. Elle préférait encore se perdre du côté de Sarhnia, dans l’Emprise du Lion, et jouer les alpinistes en escaladant les falaises à mains nues.

Ils arrivèrent à destination plus vite qu’elle ne l’aurait pensé, et l’équipe de la Garde des Ombres se tenait déjà prête pour un départ à l’aube. Même si elle ne le vit, elle devina le fin sourire de Sindawe qui appréciait la ponctualité de leurs alliés occasionnels. Ce sérieux s’annonçait pour le mieux dans le cadre de leur mission ; Belette ne pouvait qu’acquiescer. Elle espérait pouvoir compter sur les Gardes des Ombres en toutes circonstances.

— Espionne Belette, de l’Inquisition. Et voici l’Eclaireur Sindawe.
— Ravis également de faire votre connaissance.

Son partenaire ajoutait les politesses d’usage, tandis que Belette se montrait bien plus directe, malgré ses airs enthousiastes. Elle ne perdait guère son temps avec les mondanités.

— Pas besoin, nous avons fait une halte un peu plus tôt pour faire du repérage.
— Aucune menace directe ne semble d’ailleurs se trouver dans les alentours.

Belette et Sindawe se complétaient à bien des égards, et leur complicité crevait les yeux. Ils n’avaient guère besoin de s’exprimer pour comprendre leurs intentions.