Derrière le masque [Fabien]

Elle n’avait pas de noms à me donner. Quelque chose n’allait décidément pas. Mes sourcils se froncèrent sous mon masque, tandis que distraitement, en parallèle, mon regard attentif scrutait la ligne de sa mâchoire, de son cou .. Et je tournai la tête à l’opposé au pire des moments.

En effet, elle profita de la proximité pour attraper le ruban de mon masque pour ainsi le tirer ; l’ayant remis en vitesse avant, il n’était pas non plus des plus solidement attaché. Je jurai en orlésien, tandis que, ma foi, le masque se détacha partiellement, révélant la partie la plus proche d’elle de mon visage. Quelque part également, un étrange frisson me parcourut l’échine, très certainement lié à ce geste aux multiples significations. Dans un contexte tel que celui-ci, il était difficile de démêler les faits de l’imagination débordante.

Occupé à lui retenir les poignets, forcément, je ne pouvais pas bêtement lâcher prise. Je m’appuyai sur mes mains pleines pour me redresser quelque peu, laissant le masque tomber et plantant ainsi mon regard découvert dans le sien. Dans ce même élan, mon expiration fut quelque peu forte et tremblante, comme lorsqu’on ravalait un sursaut. Curieux ;  cependant, l’émotion qui traversait son visage était tout autant intrigante.

◊ Alors, satisfaite ?

Je lui offris alors un sourire carnassier, laissant croire que rien ne me déstabilisait vraiment. Cela dit, mon cerveau était déjà en marche, analysant mouvement après mouvement le pourquoi des choses. Ma foi, la conclusion que je me fis était qu’elle avait tout de même du charme, et la discussion s’arrêtait là.

Cependant, je n’avais pas tellement envie d’en rester là. Et puis même, elle m’avait démasqué sans pour autant sembler être envoyée par qui que ce soit, donc pourquoi s’inquiéter ? Après un petit silence, je repris la conversation sur un ton plus posé.

◊ Bon .. on fait quoi maintenant ?

Je roulai quelque peu des épaules, avant de me pencher une fois de plus vers elle, juste un peu plus près. Sans le masque, j’avais plus aisément accès à son parfum, chose à laquelle j’essayais de ne pas trop penser. Sans doute était-ce un peu tard.

◊ Si tu n’es pas une espionne, autant médiocre sois-tu, et que personne ne t’envoie, que suis-je censé faire de toi ?

Son visage se décomposa en plusieurs étapes sous ma présence désormais dévoilée. Une pensée ironique me traversa, me disant que d’ordinaire, les gens ne prenaient pas tant de temps avant de le dire, quand ils ne me trouvaient pas à leur goût. Mon sourcil s’arqua légèrement en espèce d’auto-réponse. Malgré la situation réellement drôle – digne d’un drame signé Etienne .. je devrais lui raconter cette anecdote, si l’occasion se présenterait –, mon regard ne manqua aucune micro-expression de son visage, de ses lèvres, de son regard, la crispation de sa mâchoire, et ce fut assez pour me convaincre que ce n’était pas un bluff. Même un comédien doué n’irait pas autant loin, ne réfléchirait pas autant loin. Mais à ce que je pouvais déduire, elle-même semblait autant indécise dans ce que la vue de mon visage lui évoquait.

◊ Comment j'ai pu me tromper de personne...

Mes sourcils se froncèrent un peu malgré moi, avant de se rehausser en signe de nonchalance : évidemment qu’elle m’avait pris pour quelqu’un d’autre, je me souviendrais d’une telle personne, sinon.

Cela dit, je ne pouvais pas ne pas trouver cette situation autant bizarre qu’hilarante. Aussi, pour trouver le parfait équilibre entre ces deux ressentis, une nouvelle pointe de sarcasme franchit involontairement mes lèvres.

◊ Arf, quel coup dur.

Je ravalai un ricanement pour éviter d’enfoncer davantage le couteau dans la plaie, mais hélas je pensais que mon regard encore rieur devait me trahir en ce moment même.

Au moment de me pencher vers elle à nouveau, son regard chercha l’échappatoire le plus immédiat à cette situation. Mais il fallait être honnête, cette histoire de quiproquo m’intriguait complètement : avec qui avait-elle bien pu me confondre, un amant ? Quelle drôlerie.

D’une petite voix, elle osa tout de même rassembler ce qui lui restait probablement de dignité pour me répondre.

◊ Tu peux... commencer par me lâcher...

La proposition, lancée au travers d’un souffle, laissa un bref et petit nœud s’engouffrer dans mon thorax, auquel cas mon premier réflexe fut de réguler mon expiration au mieux. Ce n’était pas le moment, Fabien.

N’ayant pas réellement répondu, la rouquine se permit de compléter sa proposition d’activité.

◊ Ça serait un bon début, non ?
◊ Mmh .. pas faux.

Attrapant une fois de plus mon regard à lorgner son cou avec un peu trop d’intensité, je me décidai à briser cette espèce de tension entre nous le premier – bon, étant le seul à pouvoir bouger en premier surtout, il le fallait bien. Je me redressai, attrapant cette fois-ci avec plus de douceur ses mains, et l’aidai également à se lever. Puis, dans un réflexe qui me semblait naturel, j’époussetai ses épaules et le haut de son dos, avant de me pencher pour ramasser mon masque, encore à terre, et de m’approcher du lit, où gisaient encore toutes mes affaires.

◊ Bon, maintenant que la situation semble un tantinet plus claire, je propose de reprendre le tout depuis ce qui s’avère être le début de toute interaction sociale avec un ou une inconnue. Etant en service, tu peux m’appeler H. Et toi, comment je suis censé t’appeler ?

J’attrapai ma vieille chemise et m’y faufilai, resserrant les lacets avec attention. Baissais-je mes gardes ? Evidemment. Baissais-je trop mes gardes ? Bonne question. Mais dans le doute, je préférais la croire, quoi que fût son histoire à cette pauvre femme.

◊ Et donc, tu cherches quelqu’un ?

Le soupir qu’elle lâcha dans mon dos en disait long sur sa propre situation : elle avait merdé. Et en plus, elle tombait avec le salopard sarcastique que j’étais, quel manque de bol. Bon, elle aurait aussi pu tomber sur une charogne en manque, mais bon. Elle ne comprenait cependant pas mon choix dans la discrétion de prénom, preuve irréfutable qu’elle ne faisait pas partie du même monde que moi. Je haussai des épaules à sa réponse.

◊ J'ai vu tu visage mais je n'ai droit qu'à une lettre en guise de nom ? Drôle de choix dans la discrétion.
◊ Si tu es sage, tu pourras en voir davantage.

Je lui glissai alors un regard autant perçant qu’espiègle, joignant au tour un rictus fort amusé, puis un léger haussement de sourcil suggestif. Oui, il fallait que j’arrête de parler en sarcasme et en sous-entendus, mais c’était si tentant avec une – fort belle – femme comme elle. Et quitte à ce que les tensions soient quelque peu redescendues, autant profiter un peu .. Elle mit cependant un petit temps avant de me répondre.

◊ Lemia. Et oui, je cherche quelqu'un. Que tu as de la chance de ne pas être.

Je ricanai doucement, tandis que je me dirigeai vers la fenêtre afin de la fermer. Nous étions tout de même en hiver et le soir, autant ne pas refroidir entièrement la chambre pour rien.

◊ Quelle chance, en effet.

Je lui adressai alors un regard froid et une expression neutre, avant de sourire fortement. Il fallait dire que je n’avais pas si tort : sans mon intervention, elle serait morte en bas de sa fenêtre, et avec mon intervention, elle serait tuée en silence dans cette bête chambre. Pauvre femme : l’identité de sa cible ne m’intéressait pas, mais si sur un sosie elle perdait autant ses moyens de la sorte, le Créateur savait comment elle s’en sortirait face à quelqu’un qui lui voulait vraiment du mal. Je haussai des épaules.

◊ Au moins, t’as pu t’entraîner pour les réelles retrouvailles.

Je fis craquer mes épaules avant de me saisir de ma veste et de l’enfiler à nouveau, ajustant les manches et remettant le col en place par la suite. D’une voix plus calme, mais tout de même un tantinet mélodieuse, je lançai de vive voix mes prochaines activités à ma compagne du soir.

◊ Bon, nous nous sommes bien amusés, mais je m’apprête à quitter cet endroit pour, éventuellement, manger dans la taverne d’en face. Tu peux venir avec moi si tu veux, mais dans tous les cas, je vais devoir te demander de quitter cette chambre et cette auberge.

Je vérifiai alors que rien ne me manquait en tâtant mes différentes poches, avant de me prouver que tout était là. Je sortis ainsi la clé, que je glissai dans la serrure afin d’ouvrir à nouveau la porte. Actionnant la poignée, j’ouvris grand la sortie avant de me pousser sur le côté et de lui faire un grand geste pour l’inviter à quitter les lieux en premier, sourire aux lèvres.

Le sourire qui s’étendit sur son visage à ma petite pique déplacée était un signe de victoire pour moi. Cela ne signifiait qu’une seule chose : je pourrais me permettre de continuer sur cette lancée et d’être insupportable. Cela dit, elle soupira fortement à ma remarque sur son taux de survie : ça devait l’agacer, mais elle devait se douter que j’avais raison dans le fond. En même temps, avec la famille que j’avais, je comprenais la frustration d’échouer en une tâche vitale pour nous. Ah, Emmett, j’aurais ta peau un jour.

◊ Franchement, il n'a pas ta force. J'aurais eu moins de difficulté à le repousser.
◊ Bien évidemment.

Je gardai son premier commentaire comme un compliment. J’enchaînai alors sur ma proposition de sortir, et elle réfléchit en silence un certain temps, posant le pour et le contre. En même temps, venant de quelqu’un qui ressemblait à un individu proche que l’on voulait étriper à tout prix, l’hésitation se comprenait. Puis, tandis que j’ouvris grand la porte, Lemia haussa des épaules et donna son verdict.

◊ Pourquoi pas.

Elle chercha si elle avait bel et bien tout, avant de franchir le pas de la porte. Je lui emboîtai alors le pas, fermant la porte à clé derrière nous. Je mis un certain temps avant d’atteindre sa hauteur, laissant malgré moi mon regard dévier sur sa démarche. Décidément.

Et puis, j’essayais de visualiser la tête de l’aubergiste à me voir redescendre accompagné. Il devait se poser mille et une questions, mais bon. Nous descendîmes donc les escaliers, traversâmes le hall d’entrée – sous le regard perplexe de l’aubergiste –, et franchîmes la porte d’entrée. Le froid mordait toujours un peu, avec une petite bise qui traversait la petite ville. Je réfugiai mes mains dans mes poches, anticipant le frisson au mieux.

◊ Bon, j’espère que ça sera bon et qu’ils ont de la bonne bière ..

Je soufflai du nez, observant la taverne. Normalement, les tavernes des Marches Libres étaient toujours de bonnes qualités, donc ça devrait normalement aller. Je pris les devants, poussai la porte d’une main ferme, et entrai dans la taverne. L’ambiance y était chaleureuse et vivante, comme dans toutes les tavernes. De mon œil observateur qui scrutait la salle bondée, je cherchai une table.

◊ Ah, là-bas.

J’en décelai une au fond de la taverne. Vu la population présente qui braillait et buvait, j’attrapai avec prudence le poignet de Lemia et commençai à traverser la foule. Slalomer entre les ivrognes n’était pas si complexe à faire, et nous atteignîmes la table sans trop de difficultés. Je lâchai ainsi le poignet de Lemia, avant de prendre place. C’était étrange, à quel point malgré tout, ce recoin semblait coupé du reste. J’observais la joyeuse bande qui dansait d’un œil distrait.

◊ Au moins on a de la place, c’est bien.

Je reportai alors mon attention sur Lemia, détaillant une fois de plus les traits de son visage, éclairé par une imposante bougie sur le côté.

◊ Lemia, hein .. Alors, ça fait longtemps que tu erres sur les routes ?

Une fois assis à notre table légèrement isolée du reste du monde, je pus remarquer le sourire amusé de Lemia, sans doute à la suite de mon commentaire.

◊ Tant mieux. J'ai eu ma dose de rencontres étranges pour la soirée.
◊ Je ne dirais pas ça dans une taverne, ma chère.

Une très grande partie de mes rencontres-clé s’étaient effectuées dans une taverne, dans un pub, dans un cabaret, dans un bordel, dans ce genre de paradis terrestre. Surtout dans une taverne autant animée, on ne pouvait prétendre être à l’abri des drôleries les plus absurdes.

J’aperçus une serveuse, à qui je fis un signe de la main. Elle me remarqua bien assez tôt, et arriva à nous, malgré l’épreuve de souplesse qu’elle venait de traverser. Je me penchai vers elle pour que nous puissions nous entendre, calant dans sa paume quelques maigres pièces.

◊ Deux chopes de bières, je vous prie.
◊ Ça marche !

Et elle repartit, toujours avec la même agilité pour éviter tout et n’importe quoi. Je me tournai une fois de plus vers Lemia une question toute bête, histoire de lancer la conversation.

◊ Lemia, hein .. Alors, ça fait longtemps que tu erres sur les routes ?
◊ Hm non, longtemps n'est pas vraiment le mot. Quelques mois, à peine.

Ça va, je m’attendais à plus. Quoique, en y réfléchissant .. D’humeur taquine, j’allais lancer une petite pique, mais mon interlocutrice du soir me prit de court.

◊ Moins longtemps que toi, du coup, j'imagine. H.

Il y avait une certaine déception et aigreur à prononcer une bête lettre. La remarque tira de moi un rire un peu usé, puis j’appuyai mes coudes contre la table, le regard dans celui de Lemia.

◊ Je suis un vioc, évidemment que ça fait longtemps que j’erre. Ma vie n’est quasiment composée que de ça.

Je ne saurais dire si c’était triste ou joyeux comme constat. Qu’importait. La serveuse revint vers nous avec deux chopes remplies de bière, qu’elle posa sur notre table. Je la remerciai d’un hochement de tête, puis j’attrapai d’une main distraite ma boisson, perdant mon œil au fond de mon contenant.

◊ Et avec toutes les emmerdes que je traîne derrière moi, tu ne peux pas m’en vouloir de prendre des précautions pour préserver mon identité, aussi belle et aimable puisse-tu l’être. Bien souvent, un visage seul ne suffit pas, ce qui m'arrange.

Dans un mouvement assez lent et empli de précautions, je levai ma chope en sa direction pour trinquer.

◊ A ta santé, Lemia.

Et puis, je portai le doux breuvage à mes lèvres et en extirpai une bonne gorgée. Il fallait le dire, cela faisait du bien d’avoir une bonne chope bien remplie. Le voyage avait été des plus tendus, ou mouvementés, un peu de calme était très franchement le bienvenu. Surtout avec une telle compagnie ..

◊ Et donc, pas trop dépaysée ? J’imagine que tu viens de loin.