-Hey Adliun, tu sais comment on appelle une elfe qui accepte de travailler pour un Tévintide ?
Le colosse ne répondit pas, silencieux comme une tombe. Son armure était propre et même si elle ne brillait pas, on voyait qu’elle avait été entretenue avec application. Cela changeait de l’habitude mais son mutisme lui, bon courage pour le faire disparaître avec un chiffon doux et de l’huile. L’interlocuteur du soldat de choc ne prit pas ombrage du silence de son compagnon taciturne, au contraire, cela l’encouragea même à poursuivre sa blague qui s’annonçait… Renversante de médiocrité.
-Oh allez ? T’as pas une idée ? Tu donnes ta langue au chat ?
Le dirigeant du petit groupe qui approchait d’une cité cachée par des nuages moroses poussa un soupir bruyant et sa tête se tourna vers l’arrière du groupe où le colosse en armure d’acier et l’assistant templier fluet souriait comme un idiot. L'homme devait regretter d’avoir accepté cette ‘’escorte’’ et ces ‘’assistants’’ qui allaient sans doute plus lui causer du trouble qu’autre chose. Mais on ne choisit pas toujours ce qu’on veut quand on sert sous les ordres d’un tyran que certains jugent fou à lier. Quoi qu’il en soit, il prit la parole, son ton sec retentissant dans l’air froid de cette fin de matinée :
-Pas la peine de l’asticoter. Il ne te répondra pas bien qu’il aie une langue : Aldiun est une véritable machine à tuer qui ne perd pas son temps en plaisanteries…
Le grand gaillard qui portait une épée aussi surdimensionnée que lui ne fit rien pour briser ce cliché de tueur muet comme une carpe cependant il tourne la tête dans la direction du jeune homme volubile et souriant. Ce dernier prend cela pour une invitation à terminer sa blague et avec une pause pour ménager son effet il lâche sa pique :
-Eh ben on appelle ça une sanscervelfe !
L’autre assistant pouffe de rire et l’autre garde de l’expédition jette un regard noir au petit blagueur. En même temps avec ses oreilles pointues ET sa position actuelle, on pouvait comprendre pourquoi il prenait cette blague un peu pour lui. Un silence qui allait devenait de plus en plus lourd s’installa et même l’assistant du chef de l’expédition finit par perdre son sourire. Cela fit même sourire le dit chef qui appréciait de voir le petit fanfaron enfin tremblant dans ses bottes. En même temps, comment ne pas être un peu nerveux ? Une montagne de muscles et d’acier qui vous regarde fixement sans émotion, il y avait de quoi se demander s' il n’allait pas vous décocher un coup de poing sans prévenir. Pourtant ce fut sa voix qui retenti, résonnant à cause de son casque de fer qui dissimulait entièrement son visage ou presque :
-Amusant…
Un seul mot et il reprit sa route en regardant droit devant lui. Le chef de l’expédition en profita pour faire reprendre la marche à tout le monde. Le groupe n’était pas bien grand, à peine cinq personnes : le chef qui serait leur porte-parole pour une étrange négociation dont Aldiun ne comprenait ni le sens ni les fastidieux détails, ses deux assistants et enfin deux gardes. L’elfe qui était la seule autre personne lourdement armée de cette expédition secoua la tête et reprit sa place en queue de peloton avec Aldiun. Si lui avait le moindre avis sur la pertinence d’une négociation avec la cité de euh...Starkhaven ? C’est bien cela ? Bah, peu importe. Lui n’était là qu’en temps que garde des membres plus ‘’importants’’ de la mission, il devait veiller à ce que rien ne leur arrive et intervenir en cas de grabuge. C’était une mission ridicule, ennuyeuse et de peu d'intérêt mais c’était sans doute là une punition pour sa disparition soudaine d’un campement des templiers rouges. Etrangement on ne l’avait pas accusé du meurtre de plusieurs de ses ‘’frères d’armes’’ mais en même temps peut-être qu’on s’en souciait peu vu la quantité d’ennemis de sa faction qu’il avait déjà occis. A moins bien sûr que les trois personnes ne soient pas si importantes que ça aux yeux de leur maître.
Le temps que les pensées fassent leur chemin dans le cerveau du soldat de choc, ils avaient déjà passé les portes de la cité. Leur attirail dénotait un peu et attirait des regards mais on ne les arrêta pas. Tout avait visiblement déjà été arrangé pour qu’un groupe de cinq personnes en armes ne soit pas arrêté à vue pour interrogatoire ou pire. Et les voilà déjà en vue d’une demeure plus noble ! Soit le trajet avait été vraiment court, soit Aldiun avait encore été absent, perdu dans ses pensées tournant en boucle comme une roue à aube grinçante. De toute manière que ce que cela allait changer ? Il allait sûrement rester en retrait, telle une statue qui ressortait du décor et écouter d’une oreille distraite les pourparler qui allait s’étaler en longueur… Espérons qu’ils prennent des pauses durant les accords pour qu'ils puissent tous se dégourdir les jambes !
Mais les voilà annoncés ! Que le spectacle hypocrite de la politique commence !
 
¤ PV Aldiun Pinewood
Prudence observa sa main bandée avec un goût amer entre les dents. Si elle n’avait pas été blessée, sans nul doute aurait-elle frappé son poing contre le mur de frustration. Roublard couina contre sa cuisse, frottant sa tête chaude contre elle pour l’apaiser, sans succès. Anselme entra dans la pièce et elle détourna le regard, incapable de soutenir le sien. Son oncle avait essayé de la tuer, encore, et elle aurait vendu son âme à la Corruption pour que la jeune servante présente à ce moment-là n’en ait pas fait les frais. Elle ne pouvait plus agir en toute discrétion et subtilité ; si elle devait encore avancer cachée pour protéger les intérêts de la cité, elle ne voulait plus jamais voir les yeux mornes de son ami, rouge d’avoir trop pleuré. Elle savait qu’il l’aimait bien, qu’ils flirtaient ensemble, mais elle n’avait jamais imaginé que cela aurait été au point de l’affecter. ― Nos invités seront bientôt là Elle le remercia d’un signe de tête, se tournant à demi vers l’adolescente dans l’ombre. Lorsqu’elle avait mis en place ce plan qui pouvait lui échapper des doigts à la moindre erreur - elle ne le savait que trop bien - elle n’avait pas prévu d’employer sa propre cousine. À vrai dire, si Moira n’était pas venue la supplier elle-même de mettre fin aux jours de son père, sans doute n’aurait-elle jamais accepté. Ils n’avaient que peu de temps devant eux avant que Carl ne s’aperçoive de la disparition de sa benjamine de sa villa. Prudence espérait qu’ils en auraient terminé avant, ou elle devrait opter pour des solutions plus radicales encore, afin de protéger sa propre maison et sa jeune cousine. Déjà qu’elle avait emprunté la villa d’un noble à qui l’argent manquait, sous couvert d’un nom d’emprunt. La noble tentait de parer à tout moyen de remonter jusqu’à elle, au point d’employer Moira pour jouer son propre rôle tandis qu’elle s’emploierait à jouer les servantes dévouées à leur maîtresse, comme un envoyé secret pour mieux conclure un accord. Prudence renifla. Elle ne savait même pas comment les Templiers Rouges avaient pu tomber dans le panneau. Elle n’en laisserait pas repartir un seul de la cité. Ils finiraient de préférence en prison, morts si elle n’avait pas d’autres choix, mais elle ne pouvait pas se permettre qu’un prit la fuite en blessant des civils au passage. Elle ne se le pardonnerait pas. Et ce n’était pas comme s’ils risquaient de dire quoi que ce soit qui la mettrait en danger. Personne ne daignerait les écouter s’ils affirmaient qu’une Prudence Druimein leur avait proposé un accord. Déjà, l’apparence ne collerait pas, encore moins le lieu, et elle ne parlerait pas de l’accord. Elle était connue pour soutenir la Chantrie ; officiellement, personne ne se risquerait à l’accuser, du moins elle l’espérait. L’idée de prévenir Lukan l’effleura, et disparut aussi vite. Elle n’impliquerait pas son ami dans ses magouilles envers son oncle. Elle ne supporterait pas de le perdre comme elle avait perdu ses parents et nul doute que Carl essayerait de le faire disparaître s’il apprenait qu’il avait plus ou moins pied dans ses tentatives pour le tuer. À choisir, elle préférait sacrifier sa cousine, qui la fixait avec une lueur de crainte au fond de ses yeux bruns. ― Tu peux encore changer d’avis, tu sais. Ils trouveraient place vide ― J’ai choisi mon camp. Je ne me débinerai pas ― Une vraie Paroach. Cette histoire va mal finir Anselme souffla, dépité. Prudence avait envie de le serrer contre elle, de lui promettre que sa tristesse passerait. Après tout, elle-même avait bien réussi à surmonter tous les deuils qu’elle avait dû faire jusqu’ici, mais à quel prix ? Elle y avait laissé son innocence et des parts d’elle qu’elle aurait aimé gardées, elle y avait laissé une partie de sa capacité d’aimer. ― Ils sont là Son ami commenta d'un regard à la fenêtre ; Moira se leva en silence. Elle était gracile, comme si un coup de vent pouvait la faire plier, mais elle avait une certaine présence que la plus vieille ne pouvait pas nier. Sa robe n’écrasait pas sa stature longiligne, et la couleur lui donnait l’air plus vieille qu’elle ne l’était en réalité. Un bref instant, elle se sentit coupable de l’avoir embarquée dans son plan dangereux, mais cela passa vite. Sa cousine était assez grande pour prendre seule ses décisions ; Prudence n’aurait à se sentir mal que si les choses déraillaient. ― Je vais les accueillir et leur faire miroiter cette alliance. Je n’oublierai pas mon rôle, cousine ― Et je n’oublie pas le mien non plus. Si cela tourne au vinaigre, tu fuis, d’accord ? L’adolescente hésita, puis hocha la tête, avant de suivre Anselme. Prudence soupira alors que la porte claquait derrière eux, puis se releva lentement. Une dernière fois, elle vérifia que rien ne semblait étrange dans sa tenue de servante, passa ses doigts dans ses cheveux assombris par le brou de noix. Plus de roux éclatant, mais un roux presque brun, terne, oubliable. Le Templier qu’elle aborderait ne devait pas se souvenir de son visage ou en tout cas, pas en détail. Les gens faisaient rarement attention aux domestiques et, même si elle n’était pas une elfe, elle espérait que ceux présents aujourd’hui ne chercheraient pas à retenir son visage. Elle devait simplement attendre la première pause pour pouvoir agir. Elle attendit quelques secondes supplémentaires, avant de descendre en catimini, récupérant le plateau de service déjà prêt pour entrer dans le salon. Sans un mot, lorsque les émissaires s’installèrent, accompagnés de deux gardes, elle commença à servir, gardant un œil sur Moira alors qu’elle dirigeait avec une certaine fermeté les négociations. Elle était de constitution fragile, certes, mais elle avait tout d’une Paroach. Un frisson parcourut d’ailleurs sa colonne vertébrale alors qu’un bref instant, elle vit son père à la place de sa cousine. Et peut-être mettait-elle enfin le doigt sur la réelle raison de la haine que Carl semblait éprouver à l’égard de sa propre fille : elle ressemblait à ce frère si détesté qu’il avait assassiné. L’attente jusqu’à la première pause lui sembla infinie. D’ailleurs, elle crut bien que jamais elle ne pourrait s'éclipser vers un des gardes ; les émissaires tentaient de discuter encore un peu pour profiter de la fatigue de Moira pour lui arracher une promesse, mais la jeune femme réussit à être ferme. Elle lui serra brièvement et discrètement le bras pour la rassurer, avant de se confondre à nouveau avec le papier-peint. Elle posa son plateau sur la table, avant de jeter un œil vers les deux gardes. Prudence hésita un bref instant, avant de se glisser auprès de celui qui lui avait semblé le moins attentif des deux aux négociations. Un géant en armure, dont la présence la mettait presque mal à l’aise. Elle effleura les dagues cachées sous ses manches, songeant qu’elle avait l’impression d’être face à un Ogre. La comparaison ne lui plaisait pas du tout, mais il n’en restait pas moins que même les Ogres pouvaient être vaincus. Elle détestait juste être surplombée, fait rare au vu de sa grand taille pour une femme. Même sur la pointe des pieds, elle ne pensait pas pouvoir le regarder droit dans les yeux. Enfin, plutôt, regarder dans la fente de son casque qu’il n’avait pas enlevé. Qu’Andrasté lui donnât le courage de se jouer de l’homme ; pendant quelques secondes, elle en vint à songer qu’elle n’arriverait pas à le manipuler. Une profonde inspiration. Elle pouvait le faire. Elle n’avait pas éliminé son mari en se laissant gouverner par la peur. ― Excusez-moi, Messerah… Puis-je vous déranger ? Ce serait à propos des négociations Elle tritura ses doigts, comme une servante nerveuse, alors même qu’elle se sentait de plus en plus calme, comme à chaque fois qu’elle manigançait quelque chose. Elle avait l’habitude, désormais, et la panique ne la gagnait plus tant que tout se déroulait selon ses vœux. Elle n’avait plus qu’à tout faire pour que cela marche. |
 
Parlez, parlez donc. Noyez votre arrogance et vos faux semblants sous des couches et des couches de civilités et de négociations. Bah, Aldiun en avait déjà assez ! Et pourtant on l’avait prévenu qu’il allait devoir faire l’armoire à glace un bon moment encore. Des négociations n’étaient pas de l’intimidation : on essayait ici d’aracher des promesses par des bon mots, des tournures de phrases bien enrobées et de l’abus de bonne volonté. Il n’était pas question de poser la dague en évidence sur la table, de mettre la pression ou de menacer qui que ce soit. La façon ‘’civilisée’’ serait plus intéressante si seulement il y avait des petits fours aux lardons mais visiblement on ne les considère pas assez pour leur proposer ce genre de choses. Ah, des petits fours avec de la crème au fromage à l’intérieur et des petits dés de viande bien dorés. Hum, il se déconcentrait là. Mais comment résister ? Son appétit s’aiguisa un peu plus et il décrocha complètement des palabres de toute manière ininteressant à ses yeux. Après tout il n’allait pas donner son avis sur tous ces échanges de bon procédés et c’était pour le mieux. Voyant l’elfe qui était l’autre force armée de l’escouade de templier tourner légèrement la tête, Aldiun suivit son regard. Les yeux aiguisés de l’elfe s’étaient posées sur une servante quelconque. Si c’était son truc, libre à lui, Aldiun l'oublie aussitôt. La seule ‘’servante’’ qui l’avait jamais interessée reposait à présent sur et sous la terre, ses cendres dispersées aux quatres vents ; comme son ancienne vie.
Le grincement de la plaque pectorale en acier du colosse fut le seul bruit qu’il émet. Le casque se tourne à peine puis la respiration du colosse s’étouffe à cause des parois d’acier entourant son visage. Combien de temps ça va encore durer ? Et où sont les petits fours ? Comment ça y' en a pas ? Aaaargh. Soudain, l’attention du garde à l’épée surdimensionnée à son attention attirée à nouveau par quelque chose qui vient rompre ses pensées troubles comme de la vase. Une servante lui adresse la parole. Qui est cette femme et comment peut-elle avoir envie de venir s’adresser à lui ? Vraiment quel drôle de choix. Elle aurait plutôt dû se diriger vers l’elfe armée d’une épée et d’un bouclier. Lui déjà l’avait remarqué la première fois, contrairement à Aldiun et puis… Et puis bon sang qui donc avec deux neurones actifs voudrait discuter d’un sujet difficile avec une montagne de muscles comme le soldat de choc ?! En vérité… C’était même suspect. Pourtant le casque fermé du grand gaillard se tourne en direction de la femme au physique oubliable. Quelque chose tilte au fond de l’esprit de la montagne d’acier appartenant aux rangs des adeptes mais cette étincelle s’étouffe rapidement. A la place, il se penche légèrement et un seul mot franchit les lèvres brûlées du soldat de choc :
-Parlez.
Un seul mot, lapidaire, intimidant. Sans même y réfléchir consciemment, Adliun avait toujours le chic pour paraître dangereux et intimidant. Le fait de ne jamais voir le visage et de ne rien lire dans les yeux souvent vides de cet être plus proche du golem de chair que de l’humain ajoutait encore à l’effet du soldat de Corypheus. Il ne savait pas vraiment ce que voulait cette femme ni pourquoi elle lui parlait à lui et à lui seul mais en même temps… Les autres adeptes étaient tous sur les dents vu comment les négociations s’enlisaient. Il faisait presque office de personne la plus abordable de ce petit groupe de conjurés déments.
Voyons donc ce que cette femme a à dire. Si c’était juste pour lui proposer des rafraîchissements, il ne refuserait pas mais Aldiun priait presque pour que ce soit quelque chose de bien plus palpitant. Ah… Depuis quand n’avait plus prié ? Et à qui adressait-il au juste cette prière après tout ?
Comment un soldat du créateur si dévoyé pouvait-il oser lui adresser la moindre prière ? Il n’était pas un missionnaire envoyé en enfer pour une mission commando mais une brebis égaré qui s’était gorgée du mal qu’on lui avait tendu. Mais c’était, sans qu’il ne le sache, la raison précise pour laquelle il intéressait sans doute le plan qui se mettait en place : il leur fallait une brebis innocente qui savait manier l’épée...