[FINI] Convergence glacée | TULLIA

Cordélia n'avait qu'une chose en tête : que le Fort désemplisse un peu. Ce qui était aussi probable que Corypheus l'invitant à un dîner aux chandelles dans un restaurant Orlésien. Les proportions de cette histoire devenaient ridiculement immenses, avec l'une des factions les plus respectées de Thédas désormais alliées avec l'Inquisition et des Gardes des Ombres stationnés dans le Fort, l'uniforme bleu et argent étant devenu presque familier à ses yeux, bien que désormais lié à des souvenirs peu agréables.
Elle reposa la missive de Tullia von Raijer sur son large bureau de bois - un sacré bordel, ce bureau, d'ailleurs, elle n'aurait jamais imaginé se retrouver derrière un bureau avant ses trente ans mais le Créateur avait dépassé ses attentes en faisant en sorte que la majorité de son temps passé entre les murs du château soit du temps passé à répondre personnellement aux lettres de divers nobles Orlésiens, opportunistes, diplomates ou personnes souhaitant secrètement sa mort.

Mais avant de débuter ces réjouissances-là, c'était l'heure de sa marche matinale en bas du Fort. Elle se levait encore plus tôt que nécessaire pour effectuer ses exercices matinaux, et jusque-là avait réussi à ne pas manquer un seul matin. Elle traversa la Cour encore peu fréquentée pour franchir la porte principale et se diriger vers le campement du lac, où quelques recrues s'entraînaient déjà.
Elle réalisa qu'il ne s'agissait pas de soldats de l'Inquisition, mais de Gardes des Ombres, étant d'ailleurs en train de passer un sale quart d'heure. Elle s'approcha prudemment, soucieuse de ne pas éveiller davantage de colère chez la femme qu'elle avait reconnu comme étant Tullia. Et qui sait, son intervention donnerait peut-être du répit aux pauvres recrues.

- Dame Von Raijer, la salua Cordélia sur un ton de salutation amicale. Ou plutôt devrais-je dire Sénéchale. L'accoutrement de la femme devant elle étant assez éloquent sur le grade qu'elle occupait. Elle adressa un sourire à Tullia et tendit sa main pour les salutations, essayant de ne pas paraître déstabilisée par le regard perçant de la femme. Par le Créateur, c'est qu'il faisait frisquet par ici. Ou était-ce les pupilles glacées qui lui faisaient cet effet ?

- Oh, je suis confuse... Excusez-moi, Garde-Commandeur. A ce propos, vos lettres étaient très... intéressantes.

Ca, on pouvait le dire. Elle avait trop tardé à répondre à la première missive de Tullia, par conséquent la Garde des Ombres s'était rappelée à elle par au moins une demi-douzaine (si ce n'est plus !) de lettres remplies de... de plein de choses. Vraiment plein de choses. Elle connaissait maintenant la moitié du régime alimentaire de Tullia ainsi que ses goûts en matière d'hommes - Tullia semblait avoir une inclination particulière pour les Templiers, une information qui avait le mérite d'ajouter au caractère inquiétant de l'entrevue.

- En effet, Cullen et Joséphine m'ont remonté le contenu de vos entretiens. Mais je préfère toujours parler en face-à-face, répondit-elle sur un ton aimable.

Surtout sur un sujet aussi épineux que celui des Gardes, elle ne voulait plus se contenter de missives ou de simples on-dit.

- J'espère que ce chapitre malheureux de l'histoire des Gardes sera bientôt oublié dans l'esprit des gens, ajouta-t-elle. Mais pour l'avenir de la Garde des Ombres, le choix vous revient, à vous et aux autres supérieurs. En tout cas, nous sommes prêts à vous épauler dans la mesure du possible, mais pour cela il faudrait savoir ce que vous avez prévu pour la suite.

Cette Garde-Commandeur lui faisait l'effet d'un oiseau de proie, prête à fondre sur elle à la moindre erreur. Mais quelque chose dans sa manière de parler et de ce comporter lui donnait aussi un côté un peu... grande soeur. Hmmm. Peut-être que c'était juste son cerveau qui disjonctait à cause des températures glaciales des Dorsales.
Quoiqu'il en soit, Cordélia n'était pas dupe, et commençait à vaguement comprendre les mécanique de pouvoir et de politique : la Garde était redevable à l'Inquisition, et elle n'avait aucune raison d'être impressionnée par cette femme.
Même si son regard faisait froid dans le dos, il fallait bien l'avouer.

Si seulement elle était plus habile avec les mots, cela lui aurait certainement évité l'humiliation de se faire expliquer le fonctionnement de la Garde par une personne extérieure à l'Inquisition, comme une vulgaire enfant. Il fallait qu'elle apprenne à mieux réviser ses sujets avant d'aller dans la gueule du loup, ou de l'Enclin dans le cas présent.
Malheureusement pour Cordélia, c'était une discipline qui ne s'apprenait qu'avec le temps. Elle nota la remarque de Tullia, bien que ce fût avec amertume - oui, pourquoi Blackwall ne lui en avait-il pas parlé ?
Mais pouvait-elle vraiment rejeter la faute sur Blackwall ? Bien qu'anodin, ce genre de faux pas était dangereux et pouvait facilement la faire passer pour une meneuse incertaine, inexpérimentée. Elle se fustigerait intérieurement plus tard, en attendant, la conversation demandait toute son attention.


— Pour éclaircir cela, il me reste donc une question à vous poser. Une question qui ne concerne que l'Inquisitrice et non l'Inquisition, la personne et non l'Institution. Et je souhaiterai si possible une réponse franche, tout comme je me montre franche et directe envers vous.

Cordélia plissa imperceptiblement les yeux à ces paroles, mais ne répondit rien, la laissant continuer.

— Inquisitrice Trevelyan... Pourquoi... Pourquoi avoir sauvé les Gardes ? Qu'est ce qui vous a motivé à conserver une telle faction tombée en déchéance, qui ne pouvait être qu'un fardeau autant d'un point de vue financier que d'un point de vue de réputation ?
— Parce que la Garde des Ombres ne peut être dissolue. Je ne peux pas, et je ne le souhaite pas. L'Inquisition se doit de conserver l'équilibre dans Thédas, pas de le plonger dans le chaos en bannissant ceux qui l'ont sauvé à plusieurs reprises par le passé. Elle regarda le lac glacé, un vent polaire ébouriffant ses boucles blondes.

Elle hésita une seconde - elle était à nouveau portée par un élan de sincérité, mais était-ce une bonne idée ? La franchise de Tullia n'était peut-être qu'un faux-semblant.

— Je ne veux pas faire de la Garde une extension de l'Inquisition, comme certains des vôtres ont l'air de le penser. Je trouve le devoir de la Garde sacré, et je le respecte immensément. Voilà pourquoi je ne me permettrais jamais de porter un jugement sur ce que vous devez devenir.

Elle continua à marcher dans la neige avec Tullia, le froid matinal lui glaçant les entrailles. Cordélia était sincère en parlant de son respect pour la Garde : elle n'imaginait pas les sacrifices nécessaires à faire pour emprunter ce chemin. C'est peut-être parce qu'elle en était incapable qu'elle respectait tant ces guerriers voués à mourir au côté des Engeances qu'ils combattaient.

— Mais il y a aussi Corypheus... Je ne vous apprends rien en vous disant qu'il s'agit d'une Engeance, et que la Garde est la plus adaptée pour faire face à ce type d'ennemi. Même si nous en connaissons encore bien peu sur lui, vous avez vu ce dont il est capable pour arriver à ses fins. Tout ce que je vous demande, c'est de nous aider.

Tullia embraya alors sur la frustration qu'elle ressentait quand à la description floue que ses conseillers faisaient d'elle. C'est vrai, Joséphine, Cullen et les autres avaient parlé d'elle en de bons termes ? Elle se doutait qu'il était de mauvais ton de faire l'inverse, mais tout de même, l'idée d'être appréciée de ses conseillers faisait crépiter une petite flamme joyeuse dans sa poitrine.

— Parler en mal de son dirigeant devant une faction alliée serait maladroit, répondit-elle, les coins de sa bouche se relevant en un sourire. Néanmoins, je suis flattée de l'apprendre.

En apprendre plus sur l'essence même de ce que Corypheus était et comment le vaincre pourrait l'aider à avancer et à finalement mettre un point final à tout cela, bien qu'il ne s'agisse que de suppositions.

— Que ce soit des indices, ou même des extraits d'archives, nous en serons très reconnaissants. Elle acquiesca aux prévisions suivantes de Tullia, se relaxant un peu. Nous avons prévu une expédition prochaine à la Porte du Ponant pour porter un coup à un campement majeur de Venatori. Si l'expédition réussit, nous en saurons peut-être davantage.

Peut-être étant le mot clef. Après tout, elle ne pouvait parler qu'en termes incertains. Mais quelque chose semblait occuper ses pensées en parallèle, les paroles précédentes de Tullia faisant leur chemin dans son cerveau.

— Les gens étaient déjà scandalisés quand nous avons décidé de nous allier avec les Mages, mais ils ont fini par l'accepter... pour la plupart. Ce sera la même chose avec vous.

Elle soupira, libérant un petit nuage de buée.

— Pensez-vous qu'en tant que dirigeante, j'aurais dû faire autrement pour le bien de l'Inquisition ? Le prochain Enclin viendra inévitablement, et sans personne pour le repousser, le prix à payer à l'avenir serait bien plus lourd que les quelques retombées diplomatiques auxquelles nous avons affaires maintenant. Je ne veux pas, dans vingt ou deux cents ans, qu'on se souvienne de moi comme de l'Inquisitrice qui a décidé de bannir la Garde des Ombres.

Le pouvoir était quelque chose de terrifiant, encore plus pour Cordélia qui avait l'habitude qu'on lui dicte les choses. Elle n'était pas uniquement motivée par l'altruisme, mais également de la façon avec laquelle on pouvait percevoir ses actions. Elle craignait que son passage sur Thédas ne le laisse dans un plus mauvais état qu'avant, elle envisageait toutes les erreurs possibles, et il y en avait tellement qu'elle ne savait plus où donner de la tête.


— ...Si j'avais dissolu la Garde, qu'auriez-vous fait ?

— Mmmh.

Elle opina, une réponse peu exhaustive, certes, mais tout était dit ou presque : elle devait surmonter sa peur : pour être plus crédible, mais également en paix avec elle-même. Les meneurs charismatiques n'étaient pas ceux qui se souciaient de la manière avec laquelle leurs actions étaient perçues, ils agissaient, et c'était tout. Mais elle n'avait jamais eu l'intention de devenir une meneuse.

— Je vous remercie de votre franchise, répondit-elle, bien que le passage sur les soldats de l'Inquisition lui fasse silencieusement grincer les dents, par simple réflexe. Et si, j'ai besoin de votre avis. Je ne veux pas m'enfermer dans une chambre à écho où les seules opinions que j'entends sont celles de mes semblables.

Oh, elle avait des doutes, mais maintenant c'était certain : Tullia était définitivement effrayante. De ce genre de personnes qu'il vaut mieux avoir en tant qu'allié que l'inverse, ce qui la conforta un tout petit peu dans sa décision.

— Comment se sentent le reste des Gardes ? Est-ce que vos accommodations vous conviennent ?

Une interrogation qui la préoccupait sincèrement, car le bien-être de ses alliés était essentiel - mais qui préparait également le terrain pour sa prochaine question.

— Je souhaiterais également revenir au sujet initial. Je vous ai demandé quels étaient les projets de la Garde des Ombres maintenant, et en lumière des éclaircissements que je viens de vous fournir sur mes propres intentions, vous serez peut-être capable de me répondre ?