Après la tempête [Lathbora, Argonia]

Le dalatien, toujours aussi mal à l'aise, observa avec gratitude la fille du forgeron prendre finalement le contrôle de la situation. Elle rassembla les offrandes et les disposa sur une table, excusant avec beaucoup d'éloquences le comportement des autres habitants. Lathbora, lui, remua frénétiquement les bûches présentes sous son feu. Le bois éclata sous les trop fortes chaleurs, mais il était trop nerveux pour même penser à arrêter. Trop de monde. Il y avait bien trop de monde autour de lui. Comment se concentrer ?
Dans son clan, ils n'étaient que deux dans la forge, et autour : Varathorn et lui. Lui, qui n'était aussi qu'un apprenti. Il tourna instinctivement son regard vers Argonia, qui elle aussi semblait vouloir l'aider, agissant comme un tampon contre lui et ses "agresseurs". Au moins elle n'était pas à portée de voix s'il chuchotait suffisamment. Elle n'avait pas à entendre l'aveu terrible qu'il s'apprêtait à confesser :


Puis, comme s'il souhaitait fuir l'apprenti et son propre aveu de faiblesse, Lathbora quitta ses activités et se rapprocha d'Argonia, qui entre temps avait été rejointe par la barde humaine.  Faisant mine d'avoir besoin d'un outil en particulier, Lathbora s'approcha du comptoir où elles étaient installées et se mit à fouiller frénétiquement les environs. Une piètre performance d'acteur, vraiment. * Pourquoi je me mens à moi-même ? * Se demanda l'elfe des bois, troublé. * Cet apprentissage, c'est moi qui ai refusé de le terminer. Varathorn me pensait prêt. * Mais lui ? Lui ne l'était pas. Forger pour le reste de sa vie ? Alors que les siens allaient si mal ? L'idée même lui avait alors semblé inconcevable. Et dans ce bas-cloître, la situation se répétait. Encore, toujours. Les elfes, dalatiens ou Citadins, se relevaient simplement de leurs pertes. Il y avait eu des morts ? ça fera plus de place. Comment cette petite pouvait-elle avoir de tels mots ? Pourquoi aucun d'entre eux ne semblait comprendre ?

Il ne pouvait pas rester Artisan, rester forgeron, parce que lui comprenait que les choses ne changeraient jamais. Qu'il fallait agir, se battre, pour corriger le tir. Rendre la pareille.

En ressassent les paroles de la petite, Lathbora disjoncta. Il sentit de nouveau sa colère initiale le submerger. Celle qu'il avait ressentie les premiers jours après son retour de la guerre, alors qu'on lui avait demandé de reprendre sa vie, comme si de rien n'était. Il serra les poings, faisant blanchir ses jointures, et balaya la foule, s'adressant à tous d'une voix forte, ferme, qui ne lui ressemblait pas :


De colère, Latbora jeta l'outil d'acier et de bois qu'il avait en main sur l'établi le plus proche, provoquant un fort fracas. Les elfes de ce bas-cloître allaient devoir faire le deuil de leurs morts, certes, mais également des elfes ayant tenté de rejoindre les dalatiens. Car aucun d'entre eux ne reviendrait, Lathbora en était certain. La route vers les clans était jalonnée de dangers, et peu les atteindraient. Et quant à l’accueil qui leur y serait réservé... Il allait être des plus aléatoires, dépendamment de l'état du clan rencontré. Rien ne justifiait de minimiser la situation.


Lathbora avait finalement compris que seul, il allait se montrer incapable de mener à bien sa promesse. Il avait besoin de l'aide d'autres elfes, même des cités ! Ils devaient, comme lui, s'insurger de leur sort, se libérer. Et prendre les armes. Il devait comprendre, pourquoi acceptaient-ils de se faire ainsi massacrer, rabaisser, par les shemlens ? Pourquoi ne réagissaient-ils pas ?

Ma question était restée en suspens, ou plutôt la personne qui me répondit ne fut pas celle à qui j’avais adressé la demande. La jeune elfe demanda qu’on excuse le vieil elfe, qui ne semblait pas être le plus approprié pour répondre. J’écoutais la petite, laissant Lathbora continuer de travailler. Du coin de l’œil je vis Jenifaël nous rejoindre, se posant juste à côté de nous en attendant que nous finissions de discuter. Je fus déçue de la réponse de la jeune fille, et une rapide aparté de l’humaine me confirma que nous aurions difficilement des informations de ces personnes. Elle proposait d’aller autre-part, et je pensais également que nous avions épuisé ici nos ressources. Seul restait Lathbora qui aidait encore ces gens, mais son attitude gênée et peu à l’aise m’intimait que partir d’ici lui ferait du bien. Au moins pour ses nerfs qui ont l’air à fleur de peau. Dans un sourire je répondais donc à la jeune fille, nous préparant à prendre congé.

" Merci, je comprends. Mais nous..."

Je fus interrompue soudainement par Lathbora, qui s’était mis à pousser des jurons et à jeter ses outils sur l’établis. Je sursautais, ayant reculé d’un pas par réflexe tout en le regardant avec frayeur. Je palissais en entendant ses propos, qui n’étaient en rien compatissant mais accusateurs. Il semblait en avoir plus qu’assez de cette espèce de fausse bonne humeur, de cette habitude des horreurs que l’on pouvait vivre d’un tel massacre. Il ne venait pas d’un bas-cloître, c’était une notion sans doute difficile à comprendre. Moi-même en tant qu’ancienne nomade cette manière de penser me restait assez étrange, mais je compatissais à leur douleur et voyait ce recul comme une manière d’affronter ces horreurs sans perdre espoir et de faire leur deuil. Lathbora se mit à clamer fort et à interroger de but en blanc les personnes nous entourant, comme s’il exprimait à voix haute toute la colère que devrait avoir ces elfes malmenés. Mais le Haren avait été clair, il ne voulait pas attiser une nouvelle flamme de conflit. Je me rapprochais alors du dalatien, hésitante et essayant de le calmer.

" Lath, du calme… "

Ma voix était bien moins assurée que d’habitude, pleine d’inquiétude et jouant sur la douceur pour l’apaiser. Je le regardais avec une légère peur, peu habituée à ce qu’il se comporte d’une telle façon et avec ce genre de violence. Non pas que j’avais peur qu’il se mette à frapper les autres ou moi-même, mais ses propos pouvaient en blesser plus d’un, et il en viendrait à le regretter par la suite.

La jeune elfe lui offrit un sourire rayonnant lorsqu’elle accepta le pain et réfléchit à sa question avec attention.

- « Et bien, nous avons tous espéré qu’il parvienne à nous défendre, mais il a été gravement blessé assez rapidement après le début du combat et on ne l’a plus revu par la suite… c’est là que les choses ont dégénéré. » Elle sourit à nouveau. « Rien de particulier, je m’occupe des personnes agées qui ne peuvent pas se débrouiller toutes seules au bascloitre, je vais leur raconter que des bardes sont venus nous rendre visite, ça fera une belle histoire pour mes visites de ce soir ! »




- « Ce n’est pas grave, ce que vous pouvez m’enseigner, je l’apprendrai avec plaisir. »

L’adolescente sursauta aux éclats de Lathbora, elle prit quelques secondes pour se remettre puis elle baissa les yeux.

- « L’académie des chevaliers a une tradition, pour être adoubé, les chevaliers viennent baptiser leurs épées en tuant des elfes au bascloitre… c’est comme ça à chaque fois tous les ans… généralement chaque chevalier tuent deux ou trois elfes afin que sa lame soit prête pour ses futures missions… cette fois ci nous avons essayé de lutter et c’est pour ça que nous avons été massacrés… Quand à ceux qui sont partis et bien… Ils ont simplement décidé de ne plus subir les violences des shems et de rejoindre nos cousins nomades. J’espère qu’ils y sont parvenus… Je … je vais dans l’arrière boutique une minute… je reviens. »

elle s’enfuit dans la pièce arrière, probablement pour se recomposer, laissant Lathbora et Argonia en tête à tête.

La douce voix d'Argonia n'apaisa en rien la colère et la détresse que Lathbora sentait monter, toujours plus, en lui. Il faisait face à sa plus grande crainte : celle d'être témoin, impuissant, de l'extermination d'une partie de leur race. En entendant l'explication terrible apportée par la jeune elfe, Lathbora se figea d’effrois. Il fut incapable de réagir lorsqu'elle s'enfuit, allant se réfugier à l'intérieur du petit local délabré. Lentement, il se retourna vers les bardes, Argonia et Jenifaël. Toutes deux Orlésiennes, toutes deux vivants de rumeurs et d'informations, il lui sembla soudainement évident qu'il devait être le seul à tomber des nues.


S'en prenant plus spécifiquement à l'humaine, il continua, faisant éclater de nouveau sa colère et désignant à présent d'un geste ample toute la ville de Val Royeaux :


Il s'était attendu à se voir lui-même pleurer devant l’atrocité des informations qui venaient de lui être révélé. Mais ses yeux restèrent secs, et à mesure où il intégrait ces informations, un étrange sentiment d'urgence lui vrilla l'estomac. Il toussa, s'étouffant à moitié à cause de sa gorge irritée par ses cris, serrée par sa colère. Alors sans plus d'explications, il s'engouffra à la poursuite de l'enfant du défunt forgeron, slalomant dans une petite pièce encombrée de matériel en tous genres, renversé, brisé. Il la trouva, recroquevillé, accroupie à même le sol, tournant le dos à l'extérieur.


Pour les maintenir en vie, des verrous ne seraient pas suffisants, il le savait bien. Il pourrait peut-être imaginer un système de renforcement, pour empêcher la porte d'être enfoncée, son bois fragile défoncé sous les coups de bottes voir de hache des Hommes. Mais alors, rien n'empêcherait ces soi-disant chevaliers de simplement mettre le feu aux bâtiments, de manière à faire sortir les elfes dans la rue, là où ils pourraient les atteindre de leurs épées maudites. Non, verrous et renforts ne serviraient qu'à attiser la colère de ces hommes déterminés. Qu'à leur faire perdre un précieux temps aussi. Il leur fallait des cachettes. De bonnes cachettes hors d'atteinte. Insondables. Peut-être pouvait-ils creuser des galeries, loin, passant derrière les fortifications du bas-cloître. Ils pourraient se cacher hors du bas-cloître, ils...

Non. Ils ne voulaient pas partir. Ils ne voulaient pas quitter le bas-cloître. Ils avaient choisi d'y mourir, doucement, à petit feu, et de vivre la tête basse, soumis à la domination humaine. C'était leur choix, et Lathbora n'y pouvait rien. Il ne pouvait que s'efforcer de leur offrir un semblant de dignité. Il allait rester, il allait aider à reconstruire le bas-cloître. Il allait aider à forger des verrous, à imaginer des systèmes de renforcement pour leurs portes. Il allait aider à faire renaître l'espoir en formant une nouvelle génération à la forge. C'était tout ce qu'il pouvait faire. Tout.
Seule la parole de leurs Dieux pourrait remettre ces elfes citadins sur le droit chemin. Ils avaient oublié qui ils étaient. Mais les dieux n'étaient plus là. Seul Fen'Harel parcourait encore le monde, rendu fou par sa propre trahison. Mais il ne faudrait pas moins qu'un fou pour gouverner ces elfes dénaturés. Pour leur faire entendre raison.Leur malheur, leur désespoir, l'appelleraient peut-être à eux. Lathbora soupira, arrêtant là la course erratique de ses propres pensées.


Amicalement, il serra l'épaule frêle de la jeune elfe, et la laissa enfin se ressaisir. Lentement il quitta la petite salle pour rejoindre Argonia, et dans une moindre mesure Jenifaël. Nerveux, il se présenta à la jeune barde. Fuyant dans un premier temps son regard, il hésita.


Malgré lui, son regard remonta, et se planta dans les yeux de cette barde elfe, pourtant si différente de lui. Son cœur s'emballa un instant, et il rougit. Cette barde lui faisait peur. Il avait peur des sentiments qu'il sentait naître en lui. Il avait peur qu'à cause d'elle, il puisse oublier sa voie. Sa mission. Ces adieux, bien que difficile, étaient des plus nécessaires. Sentant sa voix s'étouffer dans sa gorge, il tenta de continuer :

La jeune fille fut choquée par autant de violence verbale de la part de Lathbora, mais de façon assez surprenante elle lui répondit avant de s'enfuir dans l'atelier. Ce qu'elle révéla me choqua. J'avais entendu parlé de cette soi-disante pratique des Chevaliers, mais je pensais que ce n'était qu'une rumeur. De ce dont je me souviens, aucun Ami n'a confirmé que c'était bien un rite de la part des Chevaliers. Et en entendant ces elfes qui cachent la vérité pour éviter des représailles, je comprenais mieux. Je sentis une sueur glacée couler dans mon dos, pâlissant légèrement. Au final, ces humains ici se disent pleins de bonnes manières et l'ont dit que le sort des elfes est mieux qu'en Férelden, mais ces massacres... ils ne sont pas mieux que des animaux ! Je sursautais légèrement en entendant Lathbora rager contre les autres, contre Jenifaël et moi même. Je ne savais quoi répondre, ne pouvant que le regarder avec une profonde tristesse.

Lathbora semblait plein de colère, et assez rapidement il suivis la jeune fille dans l'atelier. Pensait il à la rassurer, ou à lui dire que sa colère n'était pas contre elle exactement ? Pendant ce temps je réfléchissais, essayant de voir la faille à exploiter. Comment aider ces elfes sans qu'il y ait de représailles de la part des Chevaliers ? Comment éviter le sacrifice de quelques uns sans passer par la destruction de toute une communauté ? Si tous les elfes du bas cloitre se rebellaient d'un coup, ce serait sans aucun doute un autre massacre et un bain de sang sans nom, sans pour autant que le problème soit résolu. Non, rien ne pourra changer tant que la pratique ne sera pas mise au grand jour. Mais l'omerta était forte dans cette communauté, et nul doute que l'information et ses informateurs seront étouffés dans l'oeuf. J'étais dans ce dilemme quand Lathbora sorti enfin de l'atelier. Il vint vers moi, semblant assez gêné et évitant de croiser mon regard. Je lui souriais avec douceur, comprenant sa peine et sa colère, triste de ne pas pouvoir l'aider ni expliquer. J'avais également honte de ne pas avoir su ce genre de pratique, alors que je me dis barde et Amie de Jenny. Lathbora s'excusa de ne pas pouvoir rester avec moi, ou plutôt qu'il était obligé de rester ici. Toujours avec douceur je lui répondis, comprenant son sentiment d'obligation.

" Je comprends Lath, je comprends... "

Mais en un sens j'étais contente pour lui. A vivre pendant un temps dans cette communauté il pourra mieux comprendre les elfes des cités et sans doute moins les regarder comme s'ils étaient des traitres à leur peuple. Il comprendra peut être aussi pourquoi je me bats pour ces elfes là, mais aussi les autres humains qui vivent dans les mêmes conditions et qui sont abusés par les nobles. Le dalatien osa enfin me regarder dans les yeux un court instant, me remerciant d'avoir été là. Je ne voyais pas beaucoup en quoi j'avais été d'une grande aide. Au contraire, j'avais l'impression d'avoir été d'une grande inutilité. Ce que nous avions appris ne faisait honneur à personne, vraiment.

" Ce ne sont pas des choses agréables à apprendre, mais malheureusement c'est une réalité. Et cela m'attriste également de l'apprendre. Mais tu comprends d'autant plus pourquoi en tant qu'Amie je dois aussi aider ceux des cités. "

Je ne sais pas pourquoi, l'idée de devoir me séparer de lui m'attristait. Je ne pouvais rester ici, d'autres cas m'appelant pour les Jenny. J'aurais voulu rester un peu plus longtemps avec lui, qu'il m'accompagne ou l'inverse. Mais si nos chemins devaient se séparer de nouveau, cela ne voulait pas dire pour autant qu'ils ne se recroiseront pas plus tard. J'essayais de sourire avec un peu plus de franchise, saisissant les mains de Lathbora entre les miennes.

" Je dois repartir également. Je ne sais pas quand je reviendrais mais...Je t'écrirais, je te le promets."

Ainsi se termina notre journée et nos adieux. Je repartais ainsi dans les ruelles, laissant derrière moi un Lathbora artisan et professeur et une Jenifaël qui avait disparu sans laisser de traces. Cela donnait à réfléchir, et pour une fois je ne pensais pas qu'à notre niveau nous pourrions régler ce genre de problème. Humilier un noble ou deux sera loin d'être suffisant pour leur donner une leçon cette fois ci. Quoi qu'il en soit, c'est une information à remonter à tout le réseau.