La Parole des Vieille Pierres | PV Servis [Terminé]

L’homme avait ce quelque chose d’elle ne savait à la fois plaisant et déplaisant. Depuis son arrivée en terres des citadins, elle en rencontrait beaucoup des comme lui. Les fereldiens n’avaient pas cette fra nchise, ce sens de l’honneur, que possédaient les Chasinds. Ou était-il différent, peut-être.

En son clan retranché au milieu de la tourbe, Staska n’aurait jamais eu pensée de seulement mentir ou trahir les siens, de quelconque manière que cela soit. La vérité avait ce quelque chose de hautement sacré, que nul ne pouvait impunément bafouer, sous peine que l’équilibre social ne soit perdu. En revanche, il était de nature pour les Chasinds de jouer des masques et de la nuit auprès de ce qui leur était dangereusement étranger. Les peaux de bête et les bois venaient les parer pour que leurs dieux les laissent chasser et guerroyer. Quant aux mortels, ceux qui menaçaient leur tribu, ils trouvaient le repos aqueux des marais sous l’assaut des ombres dont se paraient Staska et les siens.

Mais les citadins… Avaient-ils seulement des leurs ? Combien avait-elle vu passer des femmes éplorées, venues demander la mort en leurs entrailles à l’insu de leur époux, leurs parents ? Combien d’autres demander la mort de leur famille, leur voisinage..? Au départ, elle ne l’avait pas compris, s’en était révoltée. Mais avec le temps, elle avait finit par s’en résigner, obligée à son tour de s’adapter à cet étrange monde.

La chasind accorda un regard sur les armes déposées, à savoir le couteau, et surtout, le bâton. Ce dernier reposait à même le sol, la laissant tout à loisir l’observer, avec cette forme si singulière pour elle, avec ces ajouts métalliques propres aux instruments des citadins. Les paroles du tévintide l’avaient en partie déconcertées. On lui avait appris un certain contrôle d’elle-même, une discipline concernant la magie sans instrument, si bien qu’elle pouvait en user… Jusqu’à un certain point. A dire vrai, cette sorcellerie sans catalyseur était brute, sans la finesse qu’elle pouvait obtenir avec son bâton. C’était bien là toute la différence. Elle présumait que les mages des Cercles, de fait, préféraient maintenir cette magie sous le contrôle et ne pas risquer que le disciple apprenne quelque chose d’aussi sensible que relâcher l’énergie par la seule force de l’esprit et du corps… Au risque de tout détruire.

Staska emboîta le pas du tévintide sans broncher, remarquant qu’il se tenait de manière à toujours l’avoir dans le viseur. Elle n’essayait pas de le dissuader, se contentant d’observer ses faits et gestes. En marchant, elle se tenait bien droite, solide sur ses appuis, quand bien même, sa silhouette n’avait guère grand chose d’impressionnant. Elle avait peut-être ce quelque chose de robuste dans le maintien, mais les membres étaient fins, la silhouette trop longue et dégingandée, tant et si bien qu’on ne l’aurait aucunement vu manier aucune arme, ni même travailler la terre. Peut-être son dos un peu vouté pouvait signifier qu’elle adoptait fréquemment cette posture.

L’étranger finit par élever la voix, sur le ton de la conversation. Elle lui répondit d’un souffle agacé, presque un sifflement entre les dents, ébrouant davantage sa chevelure. Elle laissa un temps de suspens, ses bras se croisant, son expression renfrognée fixant le mage, avant d’enfin répondre, sèchement :

Elle eu un regard vers une ronde de piliers, plus loin, son corps ayant comme un sursaut, relâchant les bras, tendant un peu le visage. L’énergie semblait y produire comme des vagues de chaleur, brouillant les perspectives, et, elle le voyait nettement, comme le relief de mains ayant l’air de vouloir s’extirper. Ce n’était pas normal, elle n’avait jamais vu ça, en cet endroit… Elle coula un regard vers le ciel, qui semblait tout autant brouillé par l’énergie, comme si la lumière n’avait de cesse de s’y refléter, tout particulièrement là, en cet endroit précis.

Elle ne savait si l’étranger avait pu voir ce qu’elle, elle avait perçu. Pour autant, elle l’invitait d’une main, reculant elle-même doucement sur les pavés, l’échine hérissée, comme agitée par ce pressentiment du danger.

La main toujours sur l'arche, sentant la pierre froide et irrégulière contre la peau pourtant caleuse de sa paume, Crassius se retourna légèrement, comme pour voir le bouchon de sa ligne remuer dans l'eau. Il vit la Chassind mordre effectivement à son hameçon, mais repartir avec son offrande sans se laisser capturer. Elle n'était pas une proie facile. Cette jeune locale semblait être du genre au cœur dur, du genre insensible aux charmes de Servis, à son aisance naturelle. Il soupira discrètement en la voyant se stopper, croiser les bras et se renfrogner très visiblement derrière ses boucles épaisses et nombreuses. Un sifflement passa ses lèvres avant le moindre mot, pourtant ils étaient devenus superflus.
Son refus fut étonnement poli et sensé. Le mage sourit, décidé à enfin se mettre réellement au travail, et tant pis s'il devait sentir ce regard curieux peser sur son épaule. Alors qu'il se mettait au travail, à genoux devant un pan de mur intact, il lança :

Il sortit un petit pinceau souple d'une des nombreuses poches dissimulées de sa tenue de voyage et entreprit d'épousseter la jonction entre deux pierres, faisant tomber les débris délogés dans la paume de sa main tendue. Puis, lorsqu'il jugea en avoir suffisamment récolté, il approcha doucement sa paume de son visage, scrutant à l’œil nu leur aspect. Le petit pinceau au sol, Servis tâtonna à la recherche de sa loupe, mais peinait à la trouver.

La Chassind, non loin de lui, s'agita brusquement.

Il se tourna vers elle, envoyant rouler au loin son fragile pinceau en poils de cochard et voler dans le néant la poussière qu'il avait alors récoltée. À présent sur ses genoux, il dévisagea la jeune sauvage sans comprendre ce brusque revirement de situation. En enfant gâté, il avait froncé ses épais sourcils, et était prêt à se battre pour protéger son jouet si nouvellement acquis.
Il suivit presque sans le vouloir le regard de la jeune femme, qui avait tendu la main pour l'inviter à quitter les ruines. Elle fixait une structure encore relativement intacte, une succession de piliers formant un cercle parfait, et Servis comprit. Cette main n'était pas pour l'inviter à partir. Cette folle était en train d'invoquer sa magie contre lui ! Au centre des piliers, un léger frémissement était visible, comme une onde de chaleur. Le voile semblait se déchirer. Se sentant à la fois menacé et intrigué, un cocktail d'émotions bien complexes à juxtaposer, Servis se releva et serra les poings.

Il fit un pas, et se stoppa de nouveau. Le voile se déchirait ? Blême, il n'osa regarder la Chassind.

Staska avait beau  avoir connu bien des choses, cet homme trop long au crâne chauve lui était d’un affolant déconcertant. A moins que cela ne soit le fait, qu’elle, elle comprenne ce qu’il était de cette situation, qui, lui, lui échappait totalement, trop pressé d’accomplir ce qu’il souhaitait, à savoir… Epousseter les murs. Elle s’en serait frotté le visage, histoire de s’assurer qu’elle ne délire pas… Ou peut-être aurait-il été plus cohérent de frotter le visage de cet homme pour qu’il sorte du sien ? Quoi qu’il advienne, il l’apostrophait, venant la supplier à nouveau de lui laisser… Epousseter les murs, dieux, pourquoi donc, enfin.. ?! Alors que ses instruments roulaient plus loin.

Elle, juste ici toujours attachée à son expression méfiante et farouche, lui adressa un regard incrédule, qui vira bien vite en un air excédé par cette situation. Elle eu espoir, remarquant qu’il suivait son regard, qu’il comprenne ce qu’il se passait, mais visiblement, elle espérait bien vite. Le mage protestait de plus bel, tant et si bien, qu’elle sentit sa patience la lâcher, l’espace d’un instant, sa langue venant formuler une de ces paroles qu’elle n’avait que trop entendu quand elle était enfant.

“ Les dieux m’en soient témoin, homme, que vous êtes bête à manger de la terre ! „

Le temps que cette parole incompréhensible ne soit dite, il y eu le temps que la lumière semble se faire en l’esprit du citadin. La Chasind eu un soupir, puis secoua la tête, venant parler de cette manière brusque et directe qu’elle avait quand elle s’exprimait en langue commune.

Au centre du cercle de colonnes, la lumière semblait prendre une teinte verdâtre, comme un mince filet qui voulait déchirer l’espace. Cette couleur… Si elle ne l’avait jamais vu en cet endroit, elle en avait entendu parler... La Brèche dans le ciel…

La Chasind, sans ménagement, vint prendre l’épaule du mage, le ramenant vers arrière. L’énergie commençait à lui piquer la peau à mesure des secondes qui s’écoulaient, qu’elle distinguait les silhouettes qui luttaient, comme pour sortir par les filaments lumineux. Elle n’eu le temps que de se plaquer contre le mur précédent avant que l’air ne claque comme un fouet, une onde de choc venant la cueillir au creux de l’estomac, la collant un peu plus contre la pierre. L’énergie semblait couler en elle comme un bain forcé d’eau froide, faisant trembler tous ses membres.

Plus loin, les formes s’extirpaient, prenant des allures fantomatiques ou cauchemardesques, des créatures qui foulaient, enfin, cet espace qui les avait tant appelés, à travers les transes des chamans, des générations durant. Au centre du cercle de pierre, l’énergie verdâtre, libre, créait cette béance tant redoutée, l’une de celles qui fendaient le ciel.

Ainsi, ce qu'il avait craint été en train de se produire. Le voile était bel en bien en train de se déchirer. Tiré vers l'arrière par la jeune sauvage, Servis n'eut que le temps de voir les premières silhouettes se former. Des démons se dégageaient déjà de la faille, s'extirpant enfin de leur prison immatérielle. Alors qu'il heurtait douloureusement le mur derrière lequel la jeune sauvage l'avait lancé, le mage chercha à atteindre dans son dos son bâton, histoire de lancer par précaution une modeste barrière. Mais ils se refermèrent dans le vide. Son bâton gisait toujours au sol, accompagné par l'étrange attirail de la Chassind.

Jura Servis en se massant l'épaule, regrettant amèrement son armure habituelle. Il hésita un instant quant à la marche à suivre : devait-il tenter de lancer sa barrière sans l'entremise de son bâton ? Après tout, avec cette brèche ouverte directement sur l'immatériel, la connexion ne risquait pas d'être compliquée à établir... Depuis la faille, de nombreux bruits s'élevaient, troublant la forêt et les ruines jusque-là si calme. Des gargouillements, le craquement de décharges d'énergie, mais aussi e surtout le bruissement des herbes. Quels que soient les démons sortis de cette faille, ils n'allaient pas tarder à sentir leur présence.
Non, décidément ce n'était pas le moment de tergiverser.
Le mage se jeta alors sur sa botte, et y glissa ses doigts sans aucune méthode. Il en sortit son second couteau : un tout petit ustensile à la lame fine et affûtée. Toujours dans la précipitation, il roula les manches de sa tunique, le couteau entre les dents. Les deux avant-bras que dévoilèrent alors ses manches étaient maculés de fines cicatrices plus ou moins anciennes, témoins mutiques de sa pratique régulière, mais modérée, de la magie du sang. Pensant avoir suffisamment sécurisé l'attache de ses manches, Servis récupéra son petit couteau, le passant nerveusement d'une main à l'autre.


Demanda-t-il abruptement, le souffle un peu court.

Sans attendre la réponse de la jeune rousse, Servis grimaça et passa la lame en travers de sa peau, haut sur son avant-bras. Quelques gouttes de sang coulèrent de la lame, ruisselèrent depuis la plaie sur sa peau, jusque sans sa paume. Il ferma les yeux et puisa dans sa propre force vitale pour lancer finalement sa barrière. Elle les entoura doucement, diffusant une belle lueur bleutée.

Staska sentait son souffle d’une manière particulièrement transcendante, comme si l’air qu’elle happait ne se contentait de l’habituel aller-retour entre son nez et ses poumons, mais s’échappait pour circuler à travers tout son corps. Cet air là était frais, chargé d’humidité. Il la faisait encore grelotter, bien qu’elle se doutait plus aisément qu’il s’agissait du contre-coup énergétique que leur infligeait la formation de la faille. Elle en sentait ses cheveux se dresser davantage sur sa tête, alors qu’elle se redressait bon gré mal gré, son dos quittant le mur contre lequel elle s’était retrouvée plaquée. Le poids sur son estomac était encore palpable, désagréable.

Elle entendit distinctement son comparse d’infortune jurer, enfin, elle se doutait que c’était cela. Elle n’était pas aussi familière qu’elle le voulait à l’infinité de jurons que les citadins pouvaient proférer, la plupart étant brefs et spécifiques, quand en langue chasind, elle pouvait se montrer bien plus verbeuse en matière d’insultes. Du regard, elle cherchait le chemin qu’ils avaient empruntés auparavant, où les attendaient, en contrebas, leurs instruments. Tout ça pour rassurer ce maudit intrus… Grazyna lui aurait bien mis deux gifles, si elle respirait encore... Enfin, peu importe, ils y étaient jusqu’au cou, et que ce soit lui ou elle, aucun n’était réellement responsable. De prime abord, du moins, il ne lui avait pas semblé que le mage tévintide avait invoqué la magie… Et qu’il l’ai accusé le disculpait d’autant plus.

Elle n'eut guère le temps de s'appesantir davantage en réflexions, son compagnon venant tirer de sa botte un petit couteau. Elle eut un sifflement désagréable en sa direction, lequel s’accompagna d’un geste de défiance. La question qu’il lui adressa la calma brièvement, comme si le fait de cracher comme un chat afin de le mettre en garde lui suffisait. De plus, avant qu’elle ne puisse répondre, le mage s’entailla l’avant bras. L’énergie qui suivit lui fut aussitôt familière. De la magie du sang… Elle ne s’en émeut pas plus que cela.
La chose était courante parmi les mages Chasinds, certains s’y adonnant plus que d’autres. Grazyna lui avait même montré comment utiliser cette sorcellerie particulière, mais l’avait mise en garde contre le sacrifice que cela demandait, celui de devenir plus vulnérable et d’avoir l’accès plus difficile au monde des esprits. De fait, Staska ne s’y était jamais risquée.
Une autre familière sensation survint, celle de la protection magique. Pour autant, elle savait bien que celle-ci n’était que temporaire.

Elle se retourna pour poser les mains contre le mur, évoluant un peu plus vers sa gauche, juste de quoi percevoir un peu mieux le phénomène qui avait eu lieu. La frontière avait rompue pour que les créatures libérées stabilisent leur forme. Les quatre avaient silhouette humaine, mais l’une différait par ses dents et la cape qui semblait la draper. A la lumière verdâtre, ils évoluaient paresseusement, n’ayant pas l’air encore d’avoir conscience de leur présence, et ce malgré le théâtral ton du mage de sang. Sans doute le vacarme provoqué par l’ouverture de la brèche avait-il couvert ces dires... C’était une chance, mais ils n’en profiteraient guère longtemps. Les créatures s’éparpillaient, l’une d’entre elle arrivait vers eux.

La Chasind se plaqua contre la pierre, tendant les doigts vers l’arche, d’où elle percevait, entre les colonnes plus loin, la silhouette de leurs armes. Tout bas, elle psalmodia, faisant frémir l’air. Elle vit celles-ci s’élever, mais n’eut guère le temps de plus que les faire venir rouler vers eux. L’aura froide de l’ombre la transit aussitôt. Elle ne put que se jeter sur le côté, roulant un peu par terre à son tour, évitant de peu que les doigts ne se referment sur sa nuque. Se redressant avec peine contre le mur qui faisait face à celui où elle était appuyée il y avait à peine un instant, elle exécuta des doigts les signes qu’on lui avait enseigné, ceux qui faciliteraient la sorcellerie sans arme.

“ Que la mort vienne, et t’arrache le souffle des membres ! „

L’énergie, qui se matérialisa sous forme de volutes noires et violines, avait quelque chose de presque vivant à la manière dont elle se rua sur sa cible, percutant de plein fouet un bouclier magique, venant se disperser sur les côtés. La mousse et le lierre sur les murs anciens se flétrit pour finir poussière au sol. Si l’action n’avait pas eu l’effet escompté, il eu au moins le mérite de déstabiliser la créature, laquelle semblait sur le point de se jeter sur sa proie la plus proche, à savoir Servis.

Staska jura intérieurement. Elle entendait déjà les cris des autres créatures, alertées. La situation dégénérait...