La Parole des Vieille Pierres | PV Servis [Terminé]

La barrière, qui englobait mollement les deux mages, aurait dû soulager Servis d'une partie de son stress montant. Après tout, elle leur procurait un peu de temps supplémentaire, juste de quoi se préparer correctement à la difficile tache qui les attendait. Mais il n'en fut rien : son apparition déstabilisant d'autant plus le mage, qui avait agi par pur automatisme, sans prendre le temps d'analyser correctement la situation. Plus habitué à combattre ses homologues bipèdes ou autres bêtes sauvages, Servis devait se reconnaître légèrement dépassées lorsque des démons apparaissaient, menaçants, dans son champ de vision. Il regretta sa plaie. Il regretta cette barrière qui, pour les protéger, puisait d'autant plus dans son propre capital vital.

La chassind profita quant à elle de cette protection pour se pencher hors de leur cache, pour observer leurs futurs adversaires. Mais ce qu'elle découvrit ne dû pas lui convenir car elle se plaqua de nouveau contre la pierre, avant d'invoquer rapidement sa propre magie. Servis sentit l'air vibrer autour d'eux, suivant la direction indiquée par les doigts de la jeune femme. Instinctivement, le regard du mage suivit la même direction, juste à temps pour voir leurs armes s'élever légèrement du sol. * De la télékinésie ? * S'étonna Servis devant cette spécialité relativement délaissée par ses connaissances. Mais son étonnement fut vite teinté de déception, alors que leurs armes roulèrent légèrement au sol, toujours largement hors de portée. L'approche d'une ombre avait interrompu la tentative de la jeune rousse, qui préféra effectuer une roulade rapide pour s'extraire de son emprise.

Alors que la jeune Chassind avait eu la présence d'esprit de s'éloigner de l'aura glaçante de L'ombre, Servis lui ne bougea pas, de peur d'attirer sur lui le regard de cet ennemi surnaturel, pour le moment focalisé sur la rousse. Elle se releva d'ailleurs rapidement et, dans sa langue maternelle, invoqua des puissances magiques inconnues du Tévène. Des volutes violines aux reflets sombres se matérialisèrent, mais ne s'élancèrent pas vers leur cible initiale, préférant se retourner contre la mousse et le lierre colonisant les vieilles pierres de l'édifice. Elles se flétrirent et se désagrégèrent, sous les regards plus que surpris de Servis et de la créature. Tous deux en vinrent à la même conclusion : celle d'éviter d'affronter directement la magie de la Chassind. L'ombre se retourna alors, et fit face à Servis.

Depuis l'arrière de sa barrière, le dos toujours plaqué contre les dalles froides du mur, la plaie de son bras délivrant avec parcimonie l'énergie nécessaire à sa magie, Crassius détailla son adversaire. Les secondes s'étirèrent alors qu'il nota malgré lui la chaire violette de cette créature, couverte de lésions et d'incohérences. Les sangles qui enserraient son buste n'étaient pas sans rappeler celles qu'avait l'habitude de porter Servis, pour maintenir son bâton de mage. Bloquant sur ce détail, le mage sentit l'influence néfaste même de la proximité du démon, qui cherchait à le vider de son énergie magie, sans succès : Crassius ne s'était jamais connecté à l'immatériel. Il continuait de puiser dans son sang. La créature leva alors ses deux points gigantesques au-dessus de sa tête minuscule, et Servis se raidit derrière sa barrière.

Les deux poings ripèrent contre l'énergie bleutée, et l'ombre pivota légèrement, assez pour venir frapper le mur plutôt que le mage. Pour autant, le choc encaissé par la barrière brûla les veines du mage alors qu'une nouvelle portion de son sang était réquisitionnée pour sa magie. Blême, Servis secoua abruptement son avant-bras blessé, dissipant sa barrière. Toujours contre son mur, il entendit un léger feulement provenir depuis la brèche. Un démon du désespoir apparut, faisant comme écho aux sentiments paniqués de Servis. Recroquevillé dans sa bure à capuche, le démon flottait dans l'air, deux pas en arrière de son camarade ombre. Le mage n'eut qu'une seconde pour réagir, puisant dans ses veines la chaleur nécessaire à son sortilège d'immolation, qu'il retourna vers les deux ennemis, faisant fis de l'espace réduit qu'ils occupaient tous.

Il concentra son énergie, grimaçant sous la douleur que causait sa propre magie à son corps, et désigna une zone réduite du sol, juste suffisante pour englober les deux démons, sans pour autant blesser Staska. Il sentit l'énergie gonfler entre ses doigts, et lorsqu'il la jugea suffisante il referma ses mains, libérant toute son énergie. La forte déflagration que produisit son sort le repoussa violemment plus contre son mur et l'air chaud un brin soufré lui brûla le visage. Il plissa les yeux, aveuglé par les flammes, et ne put qu'espérer avoir atteint ses cibles. Mais lorsqu'il rouvrit les yeux, il ne vit aucune masse aux prises des flammes : la bure du démon du désespoir avait été légèrement roussie, et l'ombre s'était suffisamment décalé. En voulant se préserver, en voulant préserver Staska, il avait ciblé une zone trop réduite. De rage, il poussa un cri rauque. Le front couvert de sueur, il chercha alors une nouvelle échappatoire.

Le temps n’était désormais plus à la paisible contemplation ou en la sage tactique. L’instinct s’aiguisait comme une lame, prête à trancher l’ennemi qui s’engouffrait dans la moindre brèche laissée béante par les deux malheureux. Le sanctuaire que Staska avait connu si serein et réconfortant, n’était plus qu’un piège mortel. Sa magie n’avait eu aucun effet sur l’ombre, ou plutôt, la créature avait sû habilement s’en prémunir, sans doute via une barrière.

La chasind lança un regard vers l’arrière, là où reposaient les bâtons. Ce n’était pas si loin, à peine quelques enjambées.. Elle pouvait facilement atteindre son but, seulement si on la laissait faire. Elle sentit comme une vibration dans l’air, presque un larsen qui lui arracha une désagréable grimace. Le bouclier magique du tévintide venait de céder.

Son comparse était encore aux prises avec l’ombre qu’un démon du désespoir se manifestait à eux, ne rendant la situation que plus critique. La sensation de froid exalée par la créature était bien plus tranchante encore, à moins que ce ne soit les sentiments qu’il inspirait, de ceux qui broient le coeur, paralysent le corps… Peut-être fut-ce une réponse au froid, mais le mage invoqua encore l’énergie de son sang dans un sortilège, une flamme purificatrice. Sans hésiter, Staska saisit sa chance, laissant son comparse occuper les créatures le temps pour elle de prendre un élan, une course brève pour se jeter sur son bâton. La chaleur familière parcouru ses doigts, bien plus douce que le déferlement que subirent les démons. Et pourtant, ils étaient encore debout.

Pire, elle voyait le démon du désespoir s’avancer encore vers Servis, elle percevait la magie qui allait s'abattre. Si elle eut l’impression que le temps s’était étiré pour lui laisser le temps de comprendre ce qui allait se passer, en vérité, elle réagit au quart de tour, tournoyant tout en se relevant dans une tempête de boucles rousses.

“Craque, du temps qui s’acharne et flétrit ! „

Encore une fois, ce fut la nuée, à la fois miasme et nuage de mains grouillantes, qui plongea cette fois jusqu’au pilier proche. Le sortilège n’était pas particulièrement puissant, elle ne demandait pas à détruire tout le bâtiment, seulement créer cette fissure suffisante pour arracher la colonne du mur, venant s’abattre dans un nuage de poussières et d’éclats de roche entre les deux partis. Elle ne savait si ça avait pu blesser les créatures, à dire vrai, elle n’en avait cure. Ils avaient une chance de filer, il fallait la saisir.

Peut-être était-ce l’état de choc qui faisait qu’il ne bougeait pas, ou simplement, agissait-elle trop vite pour que qui que ce soit puisse réagir. Toujours était-il qu’instinctivement, elle était arrivée sur le tévintide, le ceinturant sans ménagement des bras pour le faire reculer. La chose n’était pas simple, l’autre étant bien plus grand qu’elle, et quand elle voulu invoquer sa magie pour s’aider, elle bascula avec lui au sol dans un juron, alors que la pierre de la colonne explosait littéralement, une concentration d’énergie fulgurante ayant manqué de peu le mage. Se retrouvant sous le tévintide, à peine à quelques centimètres du baton de ce dernier, laissé encore au sol, la chasind se dépêtrait comme elle pouvait s’extirpant pour le tirer avec elle en pestant de plus belle.

Une partie d’elle même se demandait encore comment diable elle pouvait avoir cette sensiblerie à sauver ces foutus citadins qui traînaient leurs pattes n’importe où. De l’autre, il était tout de même plus judicieux d’éviter des morts dans un lieu sacré. Des démons, c’était déjà bien suffisant comme sacrilège…

Elle sentit avec effroi l’ombre surgir, ses doigts tendus manquant de se refermer sur sa cheville. Ils parvenaient enfin à l’escalier central, mais les cris des autres monstres leur parvenaient déjà aux oreilles, alertés par la fuite des deux intrus sur leur nouveau territoire...

En regardant la dernière braise s'éteindre sur la bure du démon, Servis sentit la brûlure de ses veines s'apaiser. Une goutte nouvelle de sang roula sur sa peau, au creux de son avant-bras, avant de finir sa course dans la paume repliée du mage. Il écarta les doigts, laissant le sang s'écraser au sol, sans chercher à lancer un nouveau sortilège. Lentement, il s'écarta du mur contre lequel le souffle de l'explosion l'avait envoyé. Lentement il observait le démon du désespoir tourner vers lui son horrible gueule, accumulation de mâchoires et de dents innombrables. Ces dents s'entrechoquaient se frottaient, comme si la créature cherchait à régurgiter un quelconque repas difficile. Dans le même temps, toute la chaleur dégagée par le sortilège de Servis semblait se faire absorber. Un froid nouveau et pénétrant entourait la créature, et s'étendait rapidement. Elle s'apprêtait à attaquer.

Coupé du reste du monde par son observation attentive du démon, Servis ne se rendit pas compte qu'autour de lui, les choses s'accéléraient. Le ruban capricieux du temps avait accéléré sa course, et la Chassind l'accompagnant avait judicieusement choisi de suivre le mouvement. Elle avait profité de l'attaque de Servis pour récupérer son étrange bâton, presque sceptre, et n'avait pas plus attendu pour jeter une malédiction. Son incantation exotique résonna un instant aux oreilles de Servis, sans pour autant parvenir à le décrocher de son obsession. Ce démon... Pourquoi était-il venu droit vers lui ? Sentait-il une faille chez lui ? Pire, l'avait-il invoqué alors que la faille se formait ? Désespoir. Ce creux qu'il sentait parfait insidieusement naître en son sein, alors qu'il se retrouvait isolé.

Ce n'était pas un démon du désespoir qui s'était présenté à Servis lors de sa confrontation clôturant son apprentissage au Cercle de Minrathie, mais un démon de l’Orgueil. Que voulait dire ce changement quant à son état d'esprit ? Servis, en s'alliant aux vénatori, avait-il dénaturé son propre appétit ? Troublé, et dans un Tévène brusque, il s'adressa au démon :

La colonnade, près de lui, se mis à trembler. Servis, les poings serrés fit un pas vers l'avant, prêt à affronter ce monstre qui souhaitait tant le tourmenter.

La colonnade s'effondra réellement, déversant sur eux un large nuage de poussières fines et des débris de toutes sortes. Mais le mage n'en avait pas fini avec son opposant, et lorsqu'il chercha à avancer de nouveau pour l'affronter, des bras se refermèrent sur son torse, le serrant dans une étreinte bien venue. Transporté par ce contact humain bienvenu, Servis sentit sa colère et sa rage se fissurer. Il s'immobilisa un instant, sans réaliser que cette étreinte n'avait aucunement pour but de museler ses craintes.

La Chassind chercha à le soulever, et elle y parvint même quelques instants, en invoquant certainement sa magie. Mais de surprise le Mage effectua un mouvement brusque et perdit son équilibre. Il s'écroula au sol, entraînant dans sa chute la jeune femme rousse, l'écrasant même de tout son poids.
En se retournant, écrasant involontairement de plus belle la jeune femme, Servis avisa son fidèle bâton, quelques centimètres seulement plus loin. Il étendit le bas avant même de se relever, et lorsqu'il sentit ses doigts se refermer sur son manche froid, le mage se redressa enfin complètement. Il se laissa traîner par la jeune sauvage, qui l’exhortait à présent de se dépêcher. Le démon du désespoir avait réduit à néant la colonne qui l'empêchait, lui et son comparse, de les atteindre. Ils se ruaient à présent sur eux. Le Tévintide et la Chassind prirent alors la fuite, se ruant sur l'escalier central pour quitter ces ruines maudites, les démons sur leurs talons. En avisant les premières marches, Servis exécuta un long bond en avant, et fit face aux démons. Son bâton tournoya entre ses doigts et vint frapper le sol avec force. En haut des marches, un mur de feu se forma, haut de deux mètres et large d'un. Les flammes brûlaient avec force, puisant leur existence même dans l'immatériel. Un cri déchirant éclata de l'autre côté, lorsque le démon du désespoir tenta de traverser, et Servis ne put s'empêcher d'afficher un sourire de délices. Si les trois ombres restantes souhaitaient continuer à les poursuivre, elles allaient devoir traverser elles aussi, et périr.

Affirma Servis tout passant un bras autour des hanches de Staska, l'obligeant à dévaler les marches à sa vitesse à lui. Puis, arrivé en bas, il lui saisit le poignet, et l'entraîna à sa suite en direction de son sac, resté là où il l'avait laissé. Au moins avait-il eu la présence d'esprit de le préparer avant d'entamer son exploration....

Courir, encore et toujours, jusqu’à parvenir à leur fin, ou plutôt, à ce piège qui se refermait sur eux, comme autant de lames, ou plutôt, de démons qui affluaient, encore et encore… Le plus menaçant, celui qui flottait et avait manqué d’abattre le tévintide, allait plus vite, il les talonnait, alors que l’autre, après sa tentative maladroite, rampait pour les suivre du haut de sa grotesque silhouette.

La Chasind allait pour poursuivre davantage en avant, mais son comparse la lâchait pour se confronter aux démons. Elle s’arrêtait, se retournait de plus bel, son estomac ayant le même mouvement sur l’instant. Elle n’eu guère le temps de réagir, que le mage invoquait à nouveau sa magie. Cette fois, l’immatériel eu l’avantage sur la magie du sang, invoquant des flammes bruyantes et abondantes. Le feu purificateur ne fit qu’une bouchée de la principale menace, le froid ne pouvant rien contre ce déchaînement de force.

Staska, comme fascinée, observait se faire cette sorcellerie qu’elle-même ne maîtrisait guère, plus en phase avec les étrangetés de la manipulation de l’énergie et, ce que les hommes appelaient communément la mort, mais qu’elle même préférait nommer le temps. L’Esprit, l’Entropie… C’était bien des domaines peu spectaculaires en comparaison de l’élémentalisme, tapageur et présomptueux.

La réplique de son comparse la sortit de cette contemplation. Ses yeux revinrent au tevintide, mais avant qu’elle ne puisse lui dire quoi que cela soit, l’homme avait déjà passé ses bras autour de ses hanches, sans sommation aucune. La sensation lui était de nouveau terrible, glaçante, pire que ce sentiment de froid qu’elle avait pu ressentir en discernant la présence de l’ombre. Elle percevait, à nouveau, comme en un cauchemar halluciné, cette impression, comme de vers qui grouillent, remuant sous la poigne qui s’était refermée autour de sa taille. Elle ne contrôlait plus, elle se laissait porter, encore, terriblement, sans réagir, seulement subir alors qu’encore une fois, son compagnon d’infortune ne pouvait comprendre ce qu’il advenait. L’effet fut le même quand il lui empoigna le poignet, et même, elle sentait la nausée lui venir, manquant de lui faire tourner de l’oeil.

C’est avec la même brusquerie qu’elle avait fait apparaître, qu’elle retirait sa main, sifflant entre ses dents non sans agressivité, redevenant l’espace d’un instant ce même chat sauvage qu’il avait rencontré il y avait à peine quelques instants. De ce geste, elle reprenait le contrôle, redevenait elle même. Sans contrainte, sans devoir subir, son regard revenant le fixer à nouveau, de cette même méfiance, ce même bellicisme.

De son ton, c’était un ordre, glissant comme en sous texte de s’occuper de ce qu’il avait à faire. Elle croisait les bras, se redressant sur ses jambes, fière et droite, l’air électrique autour d’elle. Passé les quelques instants où elle le défiait des yeux, elle revenait à la ruine, laquelle s’était teinté des nuances verdâtres de la brèche dans le ciel. La muraille de flammes, encore présente, n’était que le seul rempart qui les séparait du danger Quand bien même elle avait à coeur de préserver la culture de son peuple, elle ne pouvait laisser la chose se faire sans réagir.

Se tournant vers la muraille, elle élevait les bras, sa pensée se focalisant immédiatement sur la structure qu’elle connaissait si bien, ses colonnes fragilisées par les ans, les plantes qui s'infiltraient dans les fissures, le plafond en partie déjà effondré…

“ Pierre qui se fend sous le poids des ans, fane et fissure ! „

L’exercice était bien plus délicat encore que tout ce qu’elle avait pu faire. Elle sentait la magie s’extirper de son corps comme les propres gouttes de sa vie, un souffle qui se manquait, des membres qui se dérobaient. Elle sentait ses jambes grelotter, comme prise dans une tempête, alors que le bâtiment se mettait à craquer derrière la muraille de flammes. La roche, en réponse à ses incantations, éclatait, tombait, un nuage de poussière se formant. La brèche, lieu de liberté retrouvée pour les créatures, devenait soudaine tombe de pierre pour les malheureux, si l’on pouvait dire, qui osaient avoir mis le pied hors de leur dimension. Miraculés, les ombres derrière le feu n’eurent à souffrir de cette situation, mais derrière eux, les colonnes tombaient, les arches s’écroulaient, leur refusant l’accès à leur origine.

Staska laissait retomber ses bras, effectuant un pas ou deux vers l’arrière, comme manquant de tomber. Portant la main à sa ceinture, elle récupérait avidement son outre d’eau, y extirpant une gorgée venant calmer la brûlure de sa gorge soudainement desséchée, puis picorait quelques noix et baies séchées qu’elle avait réunies dans son escarcelle. Ceci-fait, le vertige qui la prenait semblait en partie s’être calmé. Elle fit quelques pas, et dès que sûre de ses appuis, elle se mit à marcher, reprenant le chemin menant aux marais.

Elle en avait presque oublié le mage, se dessinant en sa tête un nouvel itinéraire, vers ce lui dont on disait que vivait celle qui pouvait détruire les brèches. La messagère d’Andrastée. Le nom avait de quoi lui donner des boutons, mais peu importait, pour cette fois, elle se voyait faire exception. Hors de question pour elle que ce qui restait de son ancienne terre, déjà mise à mal par les engeances, ne soit envahie également par les démons… Et… Son couteau était resté là bas. Cela lui serrait les entrailles. Elle en avait besoin, elle ne pouvait pas se permettre de ne pas le récupérer. Mais pas seule. Elle continuait son chemin, elle ne pensait qu’à cela, mais les bruits derrière elle la ramenèrent à une certaine réalité. Dieux, il était vrai, il y avait lui...

Servis se hâta d'empoigner son sac, qu'il trouva heureusement intact et complet : la jeune sauvage, avant de s'annoncer dans son dos plus tôt ce jour-là, ne l'avait pas visité, pas plus qu'un autre visiteur importun. Il le passa à l'épaule, soupirant avec délice sous son poids familier. Chargé ainsi de ses affaires, il pouvait reprendre la route, s'éloigner de ce lieu maudit et de ses occupants cauchemardesques. Et tant pis s'il n'avait pas eu tout à fait le temps de satisfaire sa curiosité vis-à-vis de cet autel en particulier. La jeune rousse pourrait sans doute le conduire vers d'autres trésors, maintenant qu'il avait gagné sa confiance en se battant à ses côtés.

Mal à l'aise, et même s'il avait d'abord lutté pour ne pas le faire, le Tévintide se retourna vers les ruines, vers la barrière qui faiblissait. Il pouvait encore distinguer, au-delà des flammes, la lueur verdâtre de la faille. Cette faille, il en était indirectement responsable. Après tout, c'était l'oeuvre de l'organisation qu'il avait rejointe, l'oeuvre de l'Ancien, ce soi-disant magister devenu engeance, cherchant à se frayer un chemin vers la cité noire pour s’asseoir sur le trône laissé vacant du Créateur. De tout ça, Servis n'en croyait mot. Il ne croyait pas que Coryphéus ait pu faire partie des premiers rêveurs, pas plus qu'il ne soit une engeance. Pour lui, l'Ancien n'était qu'un personnage inventé par un magister ambitieux, entraînant dans son sillage les rêves déviants de cultistes désœuvrés et crédules. Des cultistes assez riches pour se permettre de réaliser la vision de cet Ancien, inventé ou non. Les failles étaient réelles. Elles étaient leurs œuvres.

Partout, des sites merveilleux comme celui-là se faisaient engloutir par les démons. Détruits par une guerre d'un nouveau genre. Un instant, Servis eut honte de son implication. Un instant seulement.

En cherchant des yeux la jeune femme, il remarqua qu'elle ne l'avait pas attendu. Elle quittait l'orée de la ruine, s'enfonçant déjà sous le couvert des arbres hauts de la forêt sauvage. En sécurisant la bretelle de son sac, son bâton toujours en main, Servis se mit à courir après la jeune Chassind, d'une manière empressée, assez peu digne. Arrivé presque à sa hauteur, il lui demanda, usant de tout le charme dont il était capable :

Il allongea le pas, gagnant les derniers mètres qui le séparaient de la jeune femme. Servis sourit à Staska, un sourire qu'il voulait amical, engageant. Il coinça rapidement son bâton de mage sous son bras et se mis à fouiller dans l'une des poches dissimulées de sa tenue de voyage, d'où il extirpa les restes de son petit déjeuner frugal : trois petits gâteaux roulés à la farine de blé, badigeonnés d'une crème de baies roses. Il tenta de leur redonner une forme convenable, regonflant un peu leur arrondis écrasés, et les présenta délicatement sur le plat de sa main, qu'il tendit en direction de la Chassind.

C'était bien tout ce qu'il pouvait se permettre d'offrir. Il avait pourtant tant à se faire pardonner. Plus qu'il ne pouvait lui-même d'abord le croire.

Prenant une attitude plus détendue, il fit tournoyer son bâton de sa main libre, le faisant passer dans son dos. Ses mouvements furent gênés par son sac volumineux, ainsi se firent-ils sans classe.

La chasind ralentit en entendant le pas du tévintide. Il courrait, piétinant la terre et l’air, produisant quelques bruits mat et chuintant d’herbe fraiche écrasée. Elle en soupirait, d’agacement, de lassitude. Elle vivait seule depuis longtemps maintenant, plusieurs saisons, loin des siens, ou plutôt, sans les siens. Qui savait ce qu’il était advenu ? Et quels secrets Grazyna lui cachait encore.. ? Elle le sentait, elle aurait eu tant de choses à apprendre encore avant d’être digne de devenir chamane… Toutes ces choses, qui maintenant, semblaient vaines au regard de sa situation. Elle en était à détruire des lieux sacrés pour empêcher les démons de déferler… Était-ce seulement utile, d’ailleurs.. ?

L’arrivée du mage, eu, à défaut de lui être agréable, une distraction bienvenue. Elle le voyait agir toujours de cette façon qu’elle ne voyait guère chez les fereldiens. A dire vrai, elle ne l’avait vu que chez certains orlesiens ou nobles, peut-être. Des personnes de haut rang parmi les citadins. Cela laissait présager que son comparse était particulièrement en vue dans son pays, mais elle ne pouvait en être certaine.

Elle eu un temps malgré elle, tournant la tête vers l’arrière, comme pour s’assurer qu’ils n’étaient suivis, ses genoux fléchissant légèrement dans l’exercice, comme si elle s’apprêtait à sortir les griffes. Mais elle continuait son chemin, poursuivait sur le mélange de terre et de pavés éclatés, où la flore s’épanouissait.

Ça lui paraissait le plus simple, le plus logique. Presque une évidence. Peut-être que cela ne l’était pas pour son acolyte. Elle voyait ce dernier trifouillait dans ses affaires, comme s’il avait perdu un objet, pour finir par sortir quelque chose. Après quelques instants de regards en biais vaguement curieux, elle distinguait des gâteaux. Elle ne disait rien, mais son estomac s’animait un peu de cette vision, de même qu’elle se sentait davantage saliver. Elle n’avait guère mangé de choses agréables ces derniers jours, ce qui allait particulièrement bien avec son but. La frugalité avait quelque chose de naturellement profitable pour la concentration, et surtout, l’éveil. Trop manger ou boire, et l’on avait tôt fait de piquer un somme durant ses méditations ou la préparation du breuvage destiné à communiquer avec les esprits. Tout ce qu’elle ne souhaitait pas, de fait. Mais… En l’état, suite à cette débâcle…

Elle vint chiper les gâteaux sans sommation, venant mordre goulument. L’onctueux de la génoise se mêlait à la crème aux fruits rouges, lui donnant un petit coup de fouet et de délice bienvenue. C’était peut-être la première pointe de sourire qui trainait sur ses lèvres depuis que les deux s’étaient rencontrés. Elle aurait presque oublié les politesses, mais un regard en biais, et elle marmonnait un « Merci » peu enthousiaste, mais qui au regard de son attitude précédente, voulait dire beaucoup.

Après avoir terminé ce repas sur le pouce pour le moins sucré, elle se léchait les doigts et contours des lèvres, écoutant le mage qui s’amusait de quelques fantaisistes mouvements de bâton, comme pour impressionner elle ne savait quelle assemblée.

brume. Ses bottes commencèrent déjà à produire un son bien plus spongieux sur la boue et mousse humide. Elle jetait un regard vers le ciel, cherchant à y repérer le soleil, s’en usant pour se repérer, finissant par désigner l’horizon dépouillé.

Elle eu un temps à observer sa future destination, avant d'aviser le mage, son nez se fronçant un peu, comme elle avait l'habitude de le faire.